Victor Malka : En finir avec le dialogue de sourds
Au moment où le Moyen-Orient s’embrase de nouveau et où l’islamisme radical bat son plein, l’écrivain et journaliste Victor Malka exhorte, dans un livre-pamphlet iconoclaste (1), les juifs et les musulmans à amorcer incessamment un dialogue franc et constructif. Toute une gageure!
Pourquoi avez-vous écrit cette lettre à vos amis musulmans?"J’ai écrit ce livre pour encourager mes amis musulmans à prendre la parole. Quand ils sont chez moi et qu’on discute face à face, à huis clos, ce sont des humanistes qui parlent d’une manière très responsable, en utilisant des concepts rationnels qui sont les vôtres et les miens, mais dès qu’il s’agit de prendre la parole en public, devant un parterre constitué majoritairement de musulmans, ils tiennent alors un autre discours, moins conciliant. Ma lettre s’adresse aussi à mes amis juifs, car j’estime qu’on ne peut pas continuer à s’ignorer totalement les uns les autres. Des deux côtés, nous devons faire des efforts pour que le dialogue s’instaure et que nous puissions trouver un terrain de discussion. Juifs et musulmans se trouvent aujourd’hui face à l’heure implacable du choix. Si nous voulons avoir un avenir, il nous faut décider ce que nous voulons. Sinon, nous irons de catastrophe en catastrophe!"
Le sempiternel contentieux israélo-arabe ne rend-il pas ce dialogue très difficile?
"C’est vrai. Mais si nous attendons qu’il y ait la paix au Proche-Orient pour qu’il y ait un rapprochement entre les juifs et les musulmans, nous risquons d’attendre encore très longtemps. Le dialogue urge! Dans plusieurs pays européens, notamment en France, où l’islam devient de plus en plus radical et fanatisé, le contexte est beaucoup moins propice pour voir émerger un dialogue judéo-musulman prometteur."
D’après vous, Montréal offre un cadre plus propice au dialogue judéo-musulman. Pourquoi?
"Le multiculturalisme canadien favorise un rapprochement interculturel, ce qui permet à différentes communautés de mieux se connaître. À Paris, deux ou trois policiers sont postés en permanence à la porte de chaque lieu de culte ou institution communautaire juifs. Je n’ai rien vu de tel à Montréal. C’est un signe, qui peut paraître anodin, mais qui invite davantage à l’espoir et à l’optimisme. Je ne suis ni utopiste, ni dupe. Je suis bien conscient que ce dialogue n’est pas facile, surtout par les temps qui courent, mais à Montréal, des intellectuels juifs et musulmans peuvent encore se rencontrer, échanger et débattre au festival juif Sépharade et au festival organisé par la communauté arabe montréalaise. En Europe, malheureusement, ces types de rencontres sont de plus en plus rares. Le seul dialogue judéo-arabe qui existe désormais, c’est celui réunissant des Juifs farouchement antisionistes et des Arabes prônant sans ambages l’annihilation de l’État d’Israël. Un dialogue inepte et ridicule!"
Vous reprochez aux intellectuels musulmans leur mutisme face à l’antisémitisme qui, d’après vous, est devenu "une norme sociétale" dans le monde arabo-musulman.
"Le problème majeur auquel nous nous heurtons, c’est la peur de l’intelligentsia musulmane. Les intellectuels musulmans ont peur de parler, de prendre la parole publiquement. Pourquoi? Parce que la liberté dans le monde arabo-musulman se paye très cher, par des fatwas, des mesures d’intimidation, des mises à l’écart… Beaucoup d’intellectuels juifs prennent tous les jours fait et cause pour les Palestiniens. Par contre, vous ne trouverez jamais un seul intellectuel arabe ou musulman qui dise à propos de tel ou tel autre problème d’Israël: "Sur ce point-là, Israël a raison". Cette asymétrie est totalement incongrue. Par exemple, prenez les déclarations négationnistes – négation du génocide de six millions de Juifs par les Nazis – et ouvertement antisémites du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad. Il m’aurait semblé particulièrement normal que des intellectuels musulmans dénoncent cette rhétorique antisémite délirante. Aucune voix discordante ne s’est élevée dans l’intelligentsia arabo-musulmane pour condamner les propos judéophobes du chef du gouvernement de Téhéran. C’est une situation grave et troublante. Le monde musulman, où un antisémitisme débridé sévit avec force, est figé dans une espèce de peur venue du fond des âges, qui fait qu’il n’ose pas dire une parole de vérité."
L’islam des lumières vous paraît-il un projet sérieux ou chimérique?
"Si l’islam de la déraison et de la fermeture à double tour l’emportait dans le débat qui a cours aujourd’hui, alors serait ouverte, pour notre malheur à tous, la route de toutes les aventures et de toutes les folies. Des universitaires, des écrivains, des sociologues musulmans prônent un islam des lumières, éclairant et tolérant, mais les représentants de cet islam sont très minoritaires. À mon avis, cet "autre islam" dynamique et moderne n’a quasiment aucune chance de s’imposer. Je ne crois pas que ce sera cet islam qui aura le dernier mot dans le monde arabo-musulman. Nonobstant, je souhaite ardemment que les juifs aident les promoteurs de cet islam de la raison à s’exprimer."
Êtes-vous pessimiste ou optimiste en ce qui a trait aux perspectives futures du dialogue judéo-arabe?
"Je suis plutôt pessimiste. Claudel disait que toute espérance est un risque. C’est pourquoi mon pessimisme est nourri par une espérance réaliste. Et puis avons-nous le choix d’une autre solution de rechange? Non. Juifs et musulmans n’ont pas un autre choix que celui de s’engager dans la voie du dialogue et de la réconciliation. Le contentieux, deux fois millénaire, opposant les juifs et le christianisme a été beaucoup plus dur, beaucoup plus fort, beaucoup plus "hard", comme on dit aujourd’hui, que celui qui entredéchire depuis des lustres les juifs et le monde musulman. Pourtant, depuis une quarantaine d’années, notamment depuis le concile Vatican II, initié en 1962, les relations judéo-chrétiennes se sont sensiblement améliorées. Des pas de géants ont été faits. Aujourd’hui, dans tous les pays occidentaux, il y a des amitiés judéo-chrétiennes. Le judaïsme et l’islam pourraient, et devraient, s’inspirer du modèle de réconciliation judéo-chrétien. Surtout, il ne faut pas désespérer!"
Avons-nous assez divagué… Lettre à mes amis musulmans
de Victor Malka
Éditions Albin Michel, 2006, 204 p.