Élie Barnavi : Une guerre de religion
Pour l’historien et politologue israélien Élie Barnavi, professeur émérite à l’Université de Tel-Aviv, la guerre qui fait rage au Liban et en Palestine n’est pas un conflit conventionnel opposant des entités nationales, mais une guerre de religion entre juifs et musulmans, entre l’Iran et Israël. Tragique et désespérant!
D’après vous, l’issue de la guerre qui embrase actuellement le Liban sera cruciale pour l’avenir du Moyen-Orient.
"Absolument. La guerre qu’Israël mène au Liban n’est pas une guerre contre le Hezbollah, ni contre les Libanais, c’est une guerre contre l’Iran, par Hezbollah interposé. Cette organisation radicale islamiste est le bras armé du gouvernement de Téhéran au Moyen-Orient. Si le Hezbollah gagne ce bras de fer, l’Iran renforcera son hégémonie dans toute la région. C’est un affrontement géopolitique dont les enjeux sont de taille. C’est essentiellement pour cette raison que les gouvernements occidentaux et les pays arabes modérés, dont l’Égypte, la Jordanie, les monarchies du golfe Persique, souhaitent la victoire d’Israël, certains ouvertement, comme les États-Unis, d’autres en cachette. Par ailleurs, pendant que le Hezbollah lance des missiles sur les villes côtières d’Israël et que l’armée israélienne bombarde le Sud-Liban, le dossier nucléaire iranien est relégué au second plan dans l’agenda des priorités des nations occidentales. Évidemment, le drame de Cana change la donne, mais ne change pas fondamentalement l’équation. Il faut qu’il y ait une recomposition de la scène libanaise. Si le Hezbollah sort de cette guerre vainqueur, ou s’il est considéré comme vainqueur, ça aura des conséquences désastreuses sur le rapport des forces au Moyen-Orient. Il faut que les choses changent profondément au Sud-Liban. Mais quoi qu’il arrive, on ne reviendra pas à la situation d’avant, au statu quo ante."
Cette guerre aura-t-elle des répercussions en Palestine?
"Si Israël sort nettement renforcé de cette guerre, je pense que ça affaiblira le Hamas. En revanche, si le Hezbollah est le héros absolu, ou s’il peut se prévaloir d’une victoire, ce sera un très mauvais signe pour le Fatah et pour les gouvernements des pays arabes modérés limitrophes d’Israël. Un échec israélien porterait aussi un coup fatal à la politique des retraits unilatéraux préconisée par le gouvernement d’Ehoud Olmert. Beaucoup d’Israéliens se demandent aujourd’hui à quoi ont servi les retraits unilatéraux de leur armée du Liban, en 2000, et de Gaza, à l’été 2005, alors que ces deux territoires servent désormais de base au Hamas et au Hezbollah pour continuer à attaquer des populations civiles israéliennes."
Une force militaire multinationale parviendra-t-elle à neutraliser le Hezbollah et à pacifier le Sud-Liban?
"Pour la première fois, les Israéliens ont été contraints d’avaliser l’idée du déploiement d’une force multinationale dans le Sud-Liban parce qu’ils sont conscients qu’une victoire militaire est impossible contre un mouvement comme le Hezbollah, qui est un mouvement terroriste, une guérilla classique. Israël réalise que les outils de dissuasion classiques sont efficaces contre un État centralisé, mais pas pour ramener à la raison une kyrielle de bandes armées. Israël espère que cette force internationale sera capable de maintenir le Hezbollah à distance des villes côtières israéliennes, bombardées quotidiennement de missiles et de roquettes, de rétablir la sécurité sur sa frontière nord et, surtout, de rétablir la capacité de dissuasion militaire d’Israël, fortement ébranlée ces dernières années."
Que peut faire le gouvernement libanais pour contrer l’hégémonie du Hezbollah?
"Le gouvernement libanais, qui, comme l’État libanais, est constitutionnellement très faible, est prisonnier du Hezbollah. Le gouvernement de Beyrouth est le reflet de la faiblesse intrinsèque d’un État qui n’en est pas un. En effet, le Liban n’est pas un État-nation, mais une collection de communautés. À ce niveau-là, le gouvernement libanais ne peut pas faire grand-chose. En revanche, là où il est coupable, c’est d’avoir laissé le Hezbollah devenir le véritable gouvernement du Sud du pays. Les seules structures gouvernementales, sociales et éducatives existant dans le Sud-Liban sont entièrement sous la houlette du Hezbollah. Non seulement le gouvernement libanais n’a pas pu, ou n’a pas su, déployer ses forces militaires pour prendre le contrôle de son territoire – c’est ce que demande la fameuse résolution 1559 des Nations Unies -, mais il n’a pas su non plus offrir à ses propres citoyens des conditions de vie décentes. Au Sud-Liban, il n’y a que le Hezbollah. Cette organisation dispose d’un réseau de 14 000 écoles, de centaines d’hôpitaux, de dispensaires, de centres communautaires… Soutenu et financé par l’Iran, le Hezbollah a bâti un empire économique. Il a érigé un État au sein de l’État libanais, comme l’avait fait aussi l’OLP à la fin des années 70."
Selon vous, au Liban et en Palestine, on est en plein dans une guerre de religion.
"Le Hezbollah peut se prévaloir d’avoir provoqué le retrait israélien du Liban, ce qui n’est pas tout à fait faux. Le Hamas se targue d’avoir bouté les Israéliens hors de Gaza, ce qui n’est pas tout à fait faux non plus. La démonstration est faite: pour le monde arabo-musulman, la guerre au nom d’Allah donne des résultats, la guerre au nom de valeurs laïques n’a entraîné que l’échec. Après tout, le nassérisme n’a pas survécu à la guerre israélo-arabe des Six Jours de 1967. Nous comprenons dès lors que la seconde Intifada palestinienne ait pris pour emblème la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, symbole d’un réinvestissement religieux de la guerre contre Israël.
Pour le Hezbollah, qui est une milice fondamentaliste, la guerre qui sévit aujourd’hui au Liban est une guerre de religion. Une guerre contre les juifs puisqu’il n’y a pas de contentieux territorial majeur entre Israël et le Liban. Évidemment, les leaders du Hezbollah, qui ne sont pas naïfs ni bêtes, savent jouer habilement le jeu politique, mais avant leurs discours de circonstance, il y a une idéologie sectaire et immuable. Quand on écoute leur rhétorique moyenâgeuse, on s’aperçoit qu’on est dans une logique de guerre de religion. Pour ces intégristes invétérés, l’ennemi à annihiler n’est pas Israël, mais les juifs et les croisés."
Israël-Palestine: une guerre de religion?
d’Élie Barnavi
Éditions Bayard, 2006, 63 p.