Société

Ennemi public #1 : Ainsi vivent les morts

"Avant même d’avoir préparé nos bagages et entrepris les trois heures de route vers le New Jersey, je savais qu’il me faudrait écrire à propos de mon père."

Ces mots, ce sont ceux avec lesquels débute le troisième paragraphe du premier livre de Paul Auster, L’Invention de la solitude. À travers les souvenirs, les reliques laissées dans la maison familiale, Auster cherche la véritable identité de son père récemment décédé: un être secret, une façade ambulante, un blindage que rien ni personne n’aurait pu percer.

Ce livre, je l’ai justement piqué à mon père, qui n’avait cependant rien du mystère opaque de celui d’Auster. Sur la quatrième de couverture, le collant de la Librairie Campaniloise indique qu’il s’agissait d’une commande, numéro 555000. Reçue le 25 mars 1997. 12,50 $.

Je dis que mon père n’avait rien du mystère de celui d’Auster, et pourtant. Que sait-on vraiment de ses parents? Et surtout, que veut-on vraiment savoir? Souvent, une simple révélation relevant de leur intimité nous jette par terre, nous place dans un état de malaise. Comme leur sexualité relève de l’impossibilité lorsqu’on est plus jeune, le domaine des sentiments, la complexité de leur être, ce qui en fait des humains à part entière, nous préférons aussi l’ignorer. Même parvenus à un âge de supposée raison, comme le mien. Est-ce la pudeur, un désir d’idéalisation qui nous pousse dans ces retranchements de l’ignorance volontaire?

Vous demanderez à un psy.

Anyway, "il est impossible, je m’en rends compte, de percer la solitude d’autrui". Encore Auster, même bouquin. Page 34.

Quand le téléphone a sonné à mon bureau le 4 juillet, je ne me suis douté de rien. Ce n’était pas ce genre de coup de fil passé au milieu de la nuit, et dont vous redoutez, seulement en raison de l’heure, qu’il n’apporte que de mauvaises nouvelles. La sonnerie était comme à l’habitude, la voix de ma soeur un peu pâle, mais pas moins qu’au cours des six mois du calvaire hospitalier qui avaient précédé ce jour.

– Faudrait que tu viennes, si tu peux.

J’étais en train d’écrire une chronique, aucune idée du sujet, je l’ai foutue aux chiottes et je suis parti. Il était moins une.

Depuis ce jour, je suis hanté par la mémoire de détails minuscules. Des échantillons de vie sans contexte.

Mon père qui m’emmène voir les Nordiques même si je sais parfaitement qu’il déteste le hockey. Mon père qui ramène du poulet en boîte et une copie Beta de Mission Firefox, avec Clint Eastwood. J’ai à peu près 10 ans, j’adore ce film. Mon père qui envoie paître un flic lui remettant une contravention pour excès de vitesse. Je bombe le torse tellement je suis fier, mais mon vieux regrettera sans doute de m’avoir inculqué le mépris de l’autorité. Mon père qui m’offre un disque des Beatles sans savoir que cela changera ma vie. Mon père avec ma fille dans ses bras, ému, les yeux dans l’eau. Mon père qui m’appelle à 7h30 le matin, à mon appartement, pour me donner un char de marde parce qu’un huissier vient de rappliquer chez lui pour un ticket de stationnement, jamais payé, que j’ai récolté six mois plus tôt avec son auto. C’est l’hiver. Dans la pièce d’à côté, j’entends mes colocs baiser.

Mon père. Son rire tonitruant, unique, dont ma soeur avait tellement honte quand nous étions petits. Ses chemises toujours tachées. Ses mains calleuses. Ses horribles chapeaux de paille. La fois où je lui ai dit: pourquoi t’achètes pas une Volvo, quand il se cherchait une nouvelle auto, et qu’il m’a répondu: pfft, c’est juste bon pour les frais chiés ou les vieux profs d’université lubriques, comme ceux dans les romans de Philip Roth. Mon père, savoureusement caustique. Et littéraire en plus.

Ainsi vivent les morts.

Dans les souvenirs anodins d’un quotidien qu’on avait oublié avant que le fracas de leur départ ne les ramène à la conscience et ne les charge de sens comme on charge un gun.

Bang! Chaque détail comme une volée de plombs dans l’âme.

"Ces images minuscules: inaltérables, logées dans la vase de la mémoire, ni enfouies ni totalement récupérables. Et pourtant, chacune d’elles est une résurrection éphémère, un instant qui échappe à la disparition." Toujours Auster, vous aviez deviné.

Une des choses qui me manque le plus, c’est de communiquer avec lui par les livres que nous échangions. À mon retour de New York, où j’étais en décembre dernier pour le boulot, j’écrivais justement une chronique dans laquelle je le remerciais pour cela, pour l’amour des mots, mais des romans surtout. Ces fictions à travers lesquelles on pénètre le réel.

Deux semaines plus tard, il entrait à l’hôpital pour n’en plus jamais ressortir.

Est-ce pour cela que je retourne à New York cette semaine, sans raison apparente sinon l’irrépressible besoin de fuir? Est-ce pour revenir en arrière, comme avant les dernières Fêtes? Avant l’effondrement, avant mon tout petit 11 septembre à moi?

Vous demanderez à un psy.

Ce qui est certain, par ailleurs, c’est qu’avant même d’acheter mon billet d’avion, bien avant de faire mes bagages, je savais, comme Paul Auster, qu’il me faudrait écrire sur mon père.

Je savais que cela serait incomplet, bancal, que l’espace manquerait pour dire le millième de ce qu’il y a à dire, que plusieurs ne comprendraient pas, que certains y verraient une forme d’impudeur de ma part: je ne suis pas romancier, seulement chroniqueur après tout.

Mais je savais tout de même qu’il me faudrait écrire sur mon père.

Ne serait-ce que pour lui dire: t’es encore là, P’pa, dans mon grand front qui s’étire avec les années, dans mes photos de notre voyage en Espagne, dans mon amour du beau, dans mon intolérance à la connerie. Dans la voix de mes frères, et dans la mienne. Dans mon rire dont ma fille aura sans doute un peu honte elle aussi.

Dans les souvenirs, dans les gestes et dans la génétique.

Ainsi vivent les morts.