Albert Jacquard : Utopie raisonnable
Société

Albert Jacquard : Utopie raisonnable

Selon Albert Jacquard, réputé scientifique et généticien des populations, notre planète est dans un état consternant. Pour dépêtrer l’espèce humaine de ce marasme, il propose dans son dernier livre une solution, à mettre en oeuvre incessamment: une "utopie raisonnable". Toute une gageure!

Votre nouveau livre est un cri d’alarme pour sauver l’espèce humaine?

"Absolument. J’essaie tout simplement d’être un peu lucide. Or, la lucidité en ce qui a trait à l’état actuel de l’humanité ne peut aboutir qu’à un cri d’alarme: tout est prêt pour la catastrophe! On ne se rend pas compte, on n’en parle presque plus d’ailleurs, mais la menace nucléaire lancinante qui plane aujourd’hui sur l’espèce humaine pourrait provoquer des cataclysmes dévastateurs. L’utilisation d’une toute petite partie des bombes nucléaires que nous avons produites et accumulées au fil des années pourrait entraîner le suicide collectif de l’humanité. Malheureusement, ce scénario catastrophe, qui, il y a une trentaine d’années, relevait encore de la science-fiction la plus farfelue, est désormais de plus en plus plausible. L’autre suicide qui est beaucoup plus sournois, moins rapide, c’est la destruction de la planète, de plus en plus polluée. Nous sommes en train d’annihiler la planète à une vitesse effrénée. L’affaire de Kyoto montre bien que nous ne sommes pas prêts à regarder la vérité en face. Aujourd’hui, les humains sont en train de planifier leur propre extinction."

La menace nucléaire vous terrifie?

"Surtout au moment où la monstrueuse menace iranienne pointe à l’horizon. Les Occidentaux doivent avoir des arguments crédibles pour enjoindre aux Iraniens de stopper leur programme nucléaire. Un bon usage de la bombe nucléaire française serait que Jacques Chirac rassemble tous les pays du monde pour leur dire: "Nous avons un arsenal monstrueux de bombes nucléaires, nous allons le détruire sous nos yeux. La seule façon de convaincre les Iraniens de renoncer à leurs desseins nucléaires, c’est de commencer nous-mêmes par renoncer à notre arsenal atomique.""

Vous critiquez durement l’actuel système économique capitaliste, mais que proposez-vous concrètement comme alternative à ce système, selon vous, "exsangue et dysfonctionnel"?

"Là, vous me piégez, parce que autant je suis persuadé que le système actuel est catastrophique, autant je n’ai pas un système de substitution à vous proposer. Cependant, force est de reconnaître qu’un système économique ne peut pas fonctionner quand les concepts de base sont absents. Par exemple, dans notre système économique capitaliste, la notion de valeur n’a aucun sens. Quelle est aujourd’hui la vraie valeur optimale d’un baril de pétrole? Ce n’est certainement pas 70, 80… ou 120 dollars. C’est du n’importe quoi! Il faut gérer les affaires économiques différemment, en se demandant tout d’abord quel tort nous faisons au patrimoine humain, social, environnemental, culturel… que nous allons léguer à nos petits-enfants. Or, actuellement, on se contente de raisonner au jour le jour, en invoquant des arguments ineptes et grotesques. L’état actuel de l’économie mondiale est tellement piteux que je me dis que n’importe quoi d’autre ne peut pas être pire."

D’après vous, les Occidentaux ne devraient plus se soucier des déficits dans les domaines de la santé, du social, de l’éducation… car, dans ces créneaux vitaux, leurs gouvernements ne font que les berner. Cette critique est-elle fondée?

"Tout à fait. Nos gouvernements nous disent qu’ils n’ont plus d’argent pour soigner nos malades ou améliorer notre système d’éducation en pleine déliquescence. Par contre, dès qu’on propose à nos gouvernements, français, américain, canadien, européens… de se doter de nouvelles armes parce qu’on est en guerre contre Al-Qaida, on trouve immédiatement de l’argent. C’est burlesque et pathétique! Par conséquent, les moyens financiers sont toujours complètement artificiels. Quand on a des priorités, on finit par trouver l’argent."

Selon vous, si l’humanité veut surmonter les défis de taille auxquels elle fait face aujourd’hui, il est impératif de "révolutionner" le monde de l’éducation.

"La fonction du système éducatif n’est pas de fournir à ce Moloch qu’est le système économique les femmes et les hommes compétents dont il prétend avoir besoin. Son principal objectif est de participer à une tâche autrement décisive: aider chacun à devenir lui-même en rencontrant les autres. C’est au niveau des finalités, et non des modalités, de l’enseignement que je voudrais qu’il y ait une révolution. C’est tout à fait normal que l’on apprenne à l’école les mathématiques, la géographie, la physique-chimie, des langues… Ce que je souhaite ardemment, c’est que les efforts qu’on demande à un jeune pour apprendre ces matières fondamentales aient aussi pour finalité de lui permettre de rencontrer les autres, de réfléchir, de construire des concepts, de regarder le monde avec un peu plus de vivacité et de lucidité…"

L’utopie a-t-elle encore un sens et un avenir en ce début du 21e siècle?

"J’atteins l’âge où proposer une utopie est un devoir. Mais je crois que pour être un vrai utopiste, il faut être particulièrement raisonnable, c’est-à-dire essayer de soumettre tout ce qu’on dit aux critères de la raison. Entre le pessimisme désespéré et l’optimisme satisfait, la seule certitude raisonnable est le volontarisme. À nous d’agir, pour que tous les humains combattent ensemble leurs ennemis communs: la maladie, la faim, la misère sociale, le racisme, la haine, l’égoïsme, le mépris… Que peut-on faire d’autre que chercher une nouvelle voie quand nous savons les autres irrémédiablement bouchées?"

Mon utopie
d’Albert Jacquard
Éditions Stock, 2006, 196 p.

Albert Jacquard prononcera le vendredi 6 octobre, à 19 h 30, à la Salle Marie-Gérin-Lajoie de l’UQAM, une conférence publique intitulée: L’urgence d’une utopie réalisable. Info: www.liaisonsdavenir.com