Zeev Sternhell : Les Anti-Lumières
Société

Zeev Sternhell : Les Anti-Lumières

D’après le grand historien israélien Zeev Sternhell, les néoconservateurs d’aujourd’hui poursuivent la guerre contre les Lumières, entamée il y a plus de 200 ans. Un combat, capital pour l’avenir de l’humanité, qui est loin d’être fini!

Selon vous, la guerre contre les Lumières se poursuit toujours en ce début du XXIe siècle?

"À beaucoup d’égards, oui. Le néoconservatisme et les mouvements d’extrême droite – tout ce qui n’est pas la droite conservatrice et libérale – mènent une guerre féroce contre les Lumières. Cet affrontement se poursuit depuis plus de 200 ans. Les Lumières sont l’antithèse de la communauté, de l’identité et de la nation. À une époque où le communautarisme et les nationalismes les plus sectaires sont de retour en force, les Lumières constituent une sérieuse menace pour tous les ennemis de la liberté de l’individu."

D’après vous, les néoconservateurs américains proches du président George Bush sont de farouches contempteurs des Lumières. Pourtant, ces derniers se targuent de vouloir instaurer la démocratie dans des pays sous le joug de dictateurs.

"Je suis très sceptique en ce qui concerne la défense sans faille de la démocratie par les néoconservateurs américains. De quelle démocratie s’agit-il? Imposer la démocratie par la force, ça ne réussit pas toujours. Je pense qu’il y a, de la part des néoconservateurs américains, une volonté impériale plutôt qu’un désir sincère et profond d’instaurer la démocratie dans des contrées gouvernées par des satrapes impitoyables. Je ne me souviens pas que madame Jean Kirpatrick, ambassadrice des États-Unis à l’ONU durant la présidence de Ronald Reagan, ni les penseurs néoconservateurs de cette époque aient voulu imposer la démocratie par la force en Amérique du Sud du temps des colonels en Argentine ou de Pinochet au Chili. Les néoconservateurs sont très sélectifs lorsqu’ils choisissent les pays où ils veulent imposer la démocratie à coups de baïonnettes. L’exemple le plus saisissant est, sans aucun doute, l’Irak. Les Américains s’étonnent que le "système démocratique" qu’ils ont importé dans ce pays ne fonctionne pas comme ils l’espéraient. On nous cite toujours comme exemples le Japon et l’Allemagne. Au pays de Goethe et de Heidegger, la démocratie est entrée accrochée aux canons des chars américains, mais celle-ci s’est greffée sur un État de droit qui avait existé du 18e siècle jusqu’à l’avènement du nazisme. Les Allemands, tout comme les Japonais, ont accepté la démocratie conscients que les régimes précédents avaient été à l’origine d’un désastre sans précédent. En ce qui concerne l’Irak, on n’a pas vraiment le sentiment que les Américains ont débarqué dans ce pays pour apprendre aux Irakiens à pratiquer la démocratie. C’est plutôt le chaos et le désespoir qui règnent aujourd’hui."

Donc, les néoconservateurs ont une conception bien particulière de la démocratie?

"Les néoconservateurs ne s’opposent pas à la démocratie; aujourd’hui, ce n’est pas possible de récuser la démocratie car elle est profondément enracinée dans beaucoup de sociétés. Les néoconservateurs mènent un fougueux combat contre la culture libérale et non contre les régimes démocratiques. Il s’avère d’ailleurs que l’on peut imposer une volonté néoconservatrice sans avoir l’aval de la majorité. On peut arriver au pouvoir et le conserver en brisant la culture démocratique, c’est-à-dire en éliminant progressivement les acquis du libéralisme. Dans le cas des États-Unis, les néoconservateurs ont renforcé leur hégémonie sur la société américaine en mettant la main sur la plus haute cour de justice, en introduisant discrètement des changements pour éradiquer des acquis cruciaux du passé, datant de 20 ou 30 ans, notamment le droit à l’avortement, et d’autres mesures promulguées par les régimes libéraux des années 60 et 70. Les néoconservateurs américains tiennent mordicus à préserver le droit de vote et l’égalité sur le plan politique tout en faisant tout leur possible pour marginaliser ceux qui pourraient mettre en danger leur pitance politique: les Noirs, les libéraux de gauche, les pauvres… Ce qui horripile le plus les néoconservateurs, c’est la culture libérale, c’est-à-dire la permissivité, cette liberté intellectuelle personnelle et individuelle, qui inclut évidemment la liberté sexuelle."

Vous rappelez dans votre livre que c’est la gauche, et non la droite, qui est la véritable héritière du libéralisme.

"La gauche fait une erreur cardinale en considérant le libéralisme comme une tare et un anathème. Force est de rappeler que le libéralisme, ce n’est pas seulement l’économie de marché, c’est aussi la liberté. La gauche ne doit pas être le fossoyeur du libéralisme car elle en est l’héritière. Elle a pris ce qu’il y avait de bon dans le libéralisme, c’est-à-dire les valeurs intellectuelles, et y a ajouté l’idée d’égalité. Donc, le libéralisme appartient à la gauche plus qu’il n’appartient à la droite, qui n’a pris du libéralisme que l’économie de marché et la mondialisation à outrance. Les valeurs intellectuelles du libéralisme appartiennent à la gauche. Aujourd’hui, l’extrême gauche s’escrime à constituer un front antilibéral. Dans l’histoire tumultueuse du 20e siècle, il y a eu des fronts antilibéraux, qui n’ont pas connu un très grand succès. Le fascisme était aussi une forme d’antilibéralisme, qui a gardé l’économie de marché et rejeté les valeurs intellectuelles et morales du libéralisme. Il ne faut pas répéter cette terrible erreur.

Se dire antilibéral, ce n’est pas seulement se proclamer anticapitaliste, c’est être opposé aux valeurs libérales. On rend un très mauvais service à la gauche, à la liberté, à la démocratie en associant les valeurs intellectuelles et morales du libéralisme à l’exploitation capitaliste la plus abjecte. La gauche doit reconquérir le libéralisme, il lui appartient!"

Les Anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide
de Zeev Sternhell
Éditions Fayard, collection L’Espace du politique, 2006, 591 p.