André Bélisle : Québec a-t-il sacrifié l’environnement au profit du développement durable?
André Bélisle, président de l’AQLPA, n’hésite plus à recourir aux tribunaux pour forcer l’État québécois à appliquer sa propre réglementation en matière d’environnement.
Les écologistes ont troqué la chemise à carreaux pour la mallette juridique, au grand dam d’un ministère qui préconise une approche plus… conciliante.
Le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs (MDDEQ) a-t-il sacrifié l’environnement au profit du développement durable? C’est ce que pensent des citoyens engagés dans la préservation des écosystèmes qui n’hésitent plus à recourir aux tribunaux pour forcer l’État québécois à appliquer sa propre réglementation.
Le cas de l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) – victime d’une poursuite stratégique contre la mobilisation populaire (SLAPP) de 5 millions de dollars – est certainement le plus spectaculaire, mais le phénomène prend de l’ampleur partout au Québec. À Laval, la Ville a demandé une injonction pour obtenir la fermeture d’un centre de tri et la remise en état du terrain exploité depuis plusieurs années en contravention totale avec la Loi sur la qualité de l’environnement et ce, au vu et su du Ministère. À quelques kilomètres de là, les citoyens de la presqu’île Lanaudière se sont fait bouter en justice pour avoir enjoint le Ministre d’annuler un décret gouvernemental rehaussant de 6,5 millions de tonnes la capacité du site d’enfouissement géant de Lachenaie: un tas d’ordures pouvant culminer jusqu’à 40 mètres d’altitude (la hauteur d’un édifice de 15 étages) qui engouffre 600 camions de détritus chaque jour, des rebus domestiques provenant de la métropole, mais également des "déchets spéciaux", comme des résidus biomédicaux pouvant être faiblement radioactifs.
"C’est la nouvelle mode au Québec", soutient André Bélisle, président de l’AQLPA. "Le Ministère ne fait pas appliquer ses lois quand il juge que le dossier risque de l’amener en cour et que ça va lui coûter de l’argent. Il entreprend seulement les procédures judiciaires qu’il est sûr de gagner. Autrement dit, pas de problème quand vient le temps de "clencher" les petits [pollueurs], mais les gros, on s’en occupe pas!"
Question de gros sous, accusent certains, question de gros bon sens, défendent les autres, qui rappellent que les "gros pollueurs" sont également des créateurs de "grosses jobs". Dans cet imbroglio, les citoyens sont souvent pris entre l’arbre et l’écorce. D’un côté, leur milieu de vie est menacé par les exhalaisons d’une industrie ou les effluves d’un site d’enfouissement. De l’autre, leurs voisins redoutent la fermeture de l’usine qui emploie la moitié du village. Si bien qu’il n’est pas rare de voir la mairie s’opposer aux résidents qui "polluent" l’environnement économique de la région en défendant des idées un peu trop… vertes.
Ce dilemme, entre équilibre économique et équilibre écologique, les politiciens qui se sont succédé à la tête du Ministère y ont tous été confrontés, avec plus ou moins de succès. Un récent jugement de la Cour supérieure s’en prend d’ailleurs au laxisme du gouvernement, qui fait passer le développement durable – terme sibyllin cher aux démagogues de tout acabit – avant l’environnement.
"Le Ministère plaide, suivant les témoignages en ce sens, qu’il adopte une "approche client" et qu’il n’a pas à mettre des bâtons dans les roues des promoteurs, mais bien à trouver des solutions aux problèmes soulevés", écrit le juge Godbout. "Malgré cette approche qui se veut certes positive, on ne peut faire abstraction que le "ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs est chargé d’assurer, dans une perspective de développement durable, la protection de l’environnement"."
Lassés de voir le MDDEP ménager la chèvre et le chou, certains militants montrent du doigt l’élasticité de la machine publique censée préserver les écosystèmes. Selon Mathieu Castonguay, un membre actif de l’AQLPA, il ne fait aucun doute que certains fonctionnaires batifolent avec les entreprises qu’ils ont pour mission d’inspecter, citant au passage American Iron & Metal (AIM), qui a réussi à obtenir un certificat d’autorisation pour réaménager un dépotoir de Lévis en moins de temps qu’il n’en faut à un citoyen pour être autorisé à se construire un cabanon.
"Quand [AIM] a obtenu son certificat d’autorisation en moins de deux mois, on est tombés en bas de notre chaise! C’est ça qui nous a mis la puce à l’oreille. Pourquoi le Ministère a-t-il émis un certificat d’autorisation aussi rapidement? Qu’est-ce qui se cache derrière ça? C’est sûr qu’on a des doutes, mais on ne peut pas dire que le fonctionnaire qui a fait l’évaluation a fait un tour d’hélicoptère et qu’il a aimé ça."
Du côté de l’opposition officielle, on y voit plutôt la marque du gouvernement Charest. "Dans l’état où se trouve l’environnement dans le gouvernement actuel, je vous dirais que ce n’est pas surprenant [que des groupes écologistes fassent appliquer la loi au lieu du Ministère]. Prenez le cas du mont Orford, quand un gouvernement se fait le promoteur de la vente d’un parc, on peut avoir des doutes [sur son intégrité]", ironise Stéphane Bédard, député de Chicoutimi et porte-parole de l’opposition officielle en matière de justice qui s’est fait le porte-voix du Parti québécois dans l’affaire des SLAPP. Il insiste cependant sur le devoir qu’ont les citoyens de veiller sur leur milieu et de décrier les abus. "Le Ministère a des responsabilités, le Ministre a des responsabilités, mais il faut faire en sorte que les citoyens puissent s’exprimer parce que le gouvernement peut se tromper. Il faut permettre [aux citoyens] de pouvoir exercer leurs recours et leur liberté d’expression."
En vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement, toute personne qui fréquente un lieu ou qui réside dans le voisinage d’un lieu où se déroulent des activités qui portent atteinte à la qualité de l’environnement, à sa protection ou à la sauvegarde des espèces vivantes qui y habitent peut demander une injonction à la Cour supérieure pour forcer le Ministère à retirer son certificat d’autorisation au contrevenant.
Pour le chef du Parti vert, Scott McKay, ce droit fondamental peut se transformer en cadeau empoisonné lorsqu’il est utilisé par la classe politique pour renvoyer aux citoyens le fardeau de faire appliquer la Loi.
"C’est bien qu’au Québec la loi permette aux citoyens de défendre leur droit à un environnement sain, c’est quelque chose de fondamental. Sauf que les gouvernements se sont cachés derrière ce paravent pour enlever au Ministère sa capacité de défendre sa propre réglementation. Si bien qu’au Québec, on a d’excellents règlements et lois, mais personne pour les faire appliquer. Il n’y a à peu près plus d’inspecteurs [pour débusquer les contrevenants] et lorsqu’ils trouvent des situations illégales, on n’a pas d’avocats pour défendre les causes devant les tribunaux."
Il rappelle au passage que les deux partis qui s’échangent le pouvoir – ceux que les militants du parti le plus vert du spectre politique surnomment le Club des gris – partagent la même idéologie en matière d’environnement, quels que soient les discours ou les slogans électoraux.
"Depuis 1983 que le Parti vert existe et que nous dénonçons différentes situations par rapport à la dégradation de l’environnement. Il semble que les faits nous aient malheureusement donné raison. Aujourd’hui, on a un premier ministre et un chef de l’opposition qui se chamaillent pour savoir qui est le plus vert. Mais pendant ce temps, toutes les mesures qui ont été prises ont été dans le sens de l’affaiblissement du ministère responsable de l’environnement, dont on peut dire qu’il a été émasculé. Dès lors, ce sont les citoyens qui doivent prendre sur leurs épaules la défense des écosystèmes."