T’es assis dans un coin, sous le babillard, juste à côté du comptoir d’accueil. Tu regardes tout le monde depuis quelques minutes en écrivant dans ton carnet. Tu te lèves, tu traverses la salle commune du refuge, tu viens me voir, tu te présentes. Journaliste? Chroniqueur? T’as pas l’air sûr. Mais tu veux savoir comment j’ai atterri ici. Tu veux savoir comment on devient sans-abri. Sans domicile fixe.
Tu veux comprendre.
OK, je peux bien te raconter, mais tu comprendras pas plus.
Pourquoi? Simplement parce que tu sais pas, parce que tu sauras jamais.
Simplement parce que tu sais pas c’est quoi de n’avoir jamais été aimé. D’avoir été ignoré, laissé-pour-compte. Abandonné à toi-même. Pour te donner juste une idée, quand je suis arrivé ici, on m’a demandé de parler de mon père, de ma mère, de mes frères et soeurs. J’avais rien à dire. Ils n’existent plus pour moi. Je n’ai jamais vraiment existé pour eux, anyway.
Tu ne pourras jamais nous comprendre parce que tu sais pas ce que c’est d’avoir 33 ans et d’en avoir passé plus ou moins 14 dans la rue. Tu peux même pas imaginer. Tu me regardes écraser entre mes doigts jaunis les mégots que je trouve dans les cendriers, je me roule une cigarette avec le tabac qui reste dans du papier Export A. Tu regardes ailleurs. Tu trouves que je fais pitié.
Je n’ai rien à faire de ta pitié. Elle ne me console certainement pas.
Bientôt, il va neiger, que tu me dis, pour faire la conversation. Je gage que tu vas trouver ça beau. Un manteau de duvet qui tombe sur la ville, penseras-tu? Moi, je suis tellement enfoncé dans ma misère que je ne vois plus ce qui est beau. C’est un luxe que je ne peux plus m’offrir. À la place, je fume, je bois.
Les premières semaines du mois, quand j’ai reçu mon chèque, je me trouve une chambre payable à la semaine et je pars sur la go. Ça dure quelques jours, et puis j’ai plus une cenne, mais au moins j’ai eu un peu de fun. Le seul fun que je peux m’offrir. Après, je reviens ici, je mets mes trucs dans un casier bleu, en métal, et je couche dans un lit tellement petit que si je me retourne trop vite en dormant, je tombe en bas, sur le plancher de terrazzo.
Certaines nuits, il y a des gars qui crient. Ils hurlent à mort, ils perdent la carte. Des fois, sont dopés ou sont en manque. Les autres, c’est des psychos, des schizos. Ils refusent de prendre leurs médicaments ou ils ont juste oublié, et moi, je dois partager ma chambre avec ces fous. Il m’arrive d’être réveillé par un cauchemar. Je saute haut comme ça dans mon lit, je suis en sueur. Je rêvais que l’un d’eux m’étranglait dans mon lit.
Tu sais, la glace est mince pour nous, pour ceux que tu vois ici aujourd’hui. Notre vie est un lac gelé sur lequel nous marchons en sachant que la surface peut céder à chaque instant. Et pourtant, sans trop savoir pourquoi, on avance. La vie est plus forte, même quand c’est pas une vie.
Regarde celui-là: 20 ans, pas plus. Et déjà, il est ici, pris dans le cercle aussi vicieux qu’infernal de la pauvreté. Il y en a de plus en plus de son âge qui coulent dans le lac. À pic. Et regarde celle-là, qui vient chercher la caisse de bouffe pour ses enfants. Elle a même pas l’air d’une pauvre, hein? Et pourtant. Deux flos, pas de chum, une job à 8 $ l’heure, elle travaille 50 heures par semaine et elle arrive pas. Regarde encore, dans le coin, le gars qui fixe la télé. Il est sorti de prison il y a quatre jours. Le gros party, il a flambé les 400 $ qu’on lui avait remis à sa sortie. Ça fait deux ans qu’il est pris en main, au Club Med d’Orsainville. Il a oublié comment gérer sa vie. Celui-là? Il a des diplômes, il travaillait à son compte, il avait des contrats, et puis un jour, plus rien. Là, il vit ici en attendant son premier chèque d’aide sociale. Et mon ami, juste à côté? Tu veux savoir son histoire? Raconte Robert, raconte au journaliste comme t’as joué. Vidéopoker, les cloches chanceuses… Raconte comment t’as joué ta job, ta famille, ta maison, tes amis. Raconte comment tu croyais toujours que t’allais te refaire. Raconte comment ta vie a servi à engraisser les profits de Loto-Québec.
Tu me trouves un peu agressif, hein? Excuse-moi. Mais quand tu me regardes, je me sens comme un animal au zoo. Je me sens comme une statistique. Un des 16 000 utilisateurs des services communautaires à Québec. Mais je suis pas un chiffre, je suis pas une statistique. Seize mille utilisateurs, c’est 16 000 histoires qui se ressemblent un peu, mais c’est 16 000 histoires différentes en même temps. C’est 16 000 personnes.
Et aussi, je sens que tu me juges. Tu penses que je devrais me botter le cul? T’as peut-être raison. Mais j’ai juste plus la force. Et pas tellement d’ambitions non plus. Ma vie se compose d’attentes réalisables, de minuscules défis au quotidien. Où dormir, où trouver un peu de cash, un peu à boire. Je ne rêve pas de maisons, de femmes, de télés et d’iPods. Je sais même pas c’est quoi un iPod.
Des fois, j’ai l’impression que le poids de ma vie me ramène au sol plus vite que les autres. Comme si la gravité était plus forte encore pour les pauvres.
T’as fini ton café? Je pense que je vais m’en prendre un autre pour patienter jusqu’au dîner. J’ai rien d’autre à faire, anyway.
Tu te lèves, me remercies. Tu retournes à ta vie. Ton confort. Ta job. Ton char. Mon malheur t’aidera à relativiser tes problèmes, à les ramener à une autre échelle. Tant mieux si j’ai pu t’aider.
Heille, c’est vrai qu’il va neiger bientôt. Ce matin, il y avait du givre sur les autos. J’ai tracé mon nom sur le capot d’une vieille minoune.