Lionel Shriver : Les raisons du crime
Dans un roman très poignant, la journaliste et écrivaine américaine Lionel Shriver essaie de comprendre une aberration sociale de plus en plus fréquente: les adolescents qui tuent leurs camarades de classe. Un récit-enquête acerbe et troublant!
Votre roman est une grande enquête sur un phénomène social morbide: les adolescents tueurs?
"J’ai commencé à écrire ce roman peu de temps avant la tuerie perpétrée en 1999 au Collège Columbine, au Colorado. Columbine fait partie d’une longue série de crimes commis dans des collèges américains. J’ai longuement enquêté sur ces tueries. J’ai lu les rapports rédigés par la police, des psychiatres, des travailleurs sociaux. J’ai interviewé des proches des jeunes qui ont commis ces crimes. Cependant, mon livre n’est pas une étude exhaustive sur ce fléau social qui mine la société américaine. Je voulais raconter une histoire particulière. Je voulais qu’elle sonne vrai, qu’elle soit plausible, et surtout pas qu’elle serve à expliquer tous les autres massacres qui ont eu lieu dans des écoles américaines.
Ce livre est aussi une réflexion troublante sur les relations entre une mère et son fils assassin?
"Oui, ce roman aborde frontalement un sujet capital d’une brûlante actualité: les relations complexes et sulfureuses entre une mère et son fils assassin. C’est l’histoire pathétique d’une mère égoïste confrontée à la monstruosité de son fils, Kevin, un garçon ayant grandi dans une famille "normale", qui, à la veille de ses seize ans, tue sept de ses camarades de classe, un employé de la cafétéria de son école et un de ses professeurs."
Avez-vous découvert ce qui motive ces jeunes à assassiner leurs camarades de classe?
"J’ai fait beaucoup de recherches sur ce phénomène avant d’écrire ce roman. J’ai trouvé que derrière l’illusion des similarités se cachent des différences flagrantes. Chaque jeune a sa propre histoire et ses propres motivations pour commettre un crime aussi abject. Par contre, je me suis rendu compte en consultant plusieurs rapports psychiatriques dépeignant le caractère de ces jeunes criminels, que la majorité d’entre eux sont des être instables, marginaux et solitaires, qui expriment leur frustration en commettant ces actes irréparables."
Vous dressez un réquisitoire cinglant contre l’Amérique de George W. Bush.
"C’est vrai qu’Eva fait une radioscopie très sombre de l’Amérique de ce début du XXIe siècle. Elle n’aime pas beaucoup son pays, à qui elle reproche d’avoir fait de la violence une norme sociétale. Moi, je suis plus nuancée. Si vous consultez les statistiques sur les crimes commis aux États-Unis depuis le début des années 90, vous constaterez que les crimes urbains sont en régression. Par contre, le nombre de tueries perpétrées par des jeunes adolescents dans des collèges n’a cessé d’augmenter. C’est un phénomène très inquiétant. Les jeunes Américains évoluent dans un environnement où la violence est de plus en plus banalisée."
Vous considérez que la législation sur le contrôle des armes en Amérique est pusillanime.
"L’Amérique est confrontée à un grave problème: le contrôle des armes à feu. Comment un adolescent de 15, 16 ou 17 ans peut-il se procurer aussi facilement un fusil semi-automatique? Il est temps que le gouvernement américain impose un contrôle plus strict sur la vente d’armes. Certains États américains ont dans ce domaine une législation plus stricte. Mais, d’autres États limitrophes ont une législation plus laxiste. Il suffit qu’un jeune aille dans un État voisin pour acheter un fusil qu’il ne peut pas se procurer dans son terroir natal. En Grande-Bretagne, vous devez convaincre la police que vous avez besoin d’une arme à feu. Aux États-Unis, la police doit trouver les raisons pour lesquelles vous ne pouvez pas détenir une arme à feu. Charles Carl Roberts, l’auteur de la récente tuerie dans une école Amish de Nickel Mines, en Pennsylvanie, n’avait pas un dossier judiciaire criminel, ni psychiatrique. Aucune législation ne pouvait lui interdire d’acheter une carabine. C’est un cercle vicieux!"
Avez-vous été surprise par la tuerie qui a eu lieu dernièrement au Collège Dawson de Montréal?
"Oui, j’ai été très surprise et choquée par cette tragédie. J’ai toujours pensé, comme beaucoup de monde, que le Canada est un pays moins violent que les États-Unis. Cette tuerie est peut-être un indice patent de l’américanisation inéluctable du Canada et du Québec? J’ai l’impression qu’aujourd’hui aucun jeune n’est à l’abri de la culture de ce phénomène très américain, qui est en train de se mondialiser à une vitesse effrénée par le truchement de l’Internet, des jeux vidéo et de la télévision."
Il faut qu’on parle de Kevin
de Lionel Shriver
Éditions Belfond, 2006, 480 p.