Jocelyn Létourneau : L'ambivalence des Québécois
Société

Jocelyn Létourneau : L’ambivalence des Québécois

Les ambivalences politiques des Québécois ne sont pas une tare ni un atavisme pernicieux, mais, au contraire, un atout qui a permis au Québec d’assurer son essor politique, social, culturel… C’est la thèse iconoclaste que soutient l’historien et politologue Jocelyn Létourneau dans un essai brillant.

Au lieu de discréditer l’ambivalence qui a marqué les choix politiques des Québécois tout au long de leur histoire, vous, au contraire, prenez sans ambages le parti de l’assumer. Pourquoi?

"L’idée d’ambivalence n’a strictement rien à voir avec l’idée selon laquelle les sempiternels atermoiements politiques des Québécois sont la marque de l’incapacité de ces derniers à assumer leur destin collectif. Pour décrire l’ambivalence des Québécois, j’utilise à la fin de mon livre la métaphore du renard, qui n’obéit pas, n’est pas conditionné par un principe univoque, unilatéral, mais plutôt cherche à tirer profit des circonstances du moment pour se redéployer, se repositionner, avancer à petits coups, à coups de réformes, pragmatiquement et lucidement, dans les méandres de la vie, en essayant à chaque fois de tirer profit des meilleures occasions. Contrairement à la culture politique qui prévaut dans certaines sociétés, par exemple aux États-Unis ou en France, il n’y a pas une ligne unique, continue, déterminée d’avance, simple et claire, qui gouverne l’évolution historique de la société québécoise. C’est la raison pour laquelle il est extrêmement difficile de pronostiquer son devenir, ce qui est confondant pour plus d’un analyste. Le développement de la société québécoise n’obéit pas aux modèles qui sont présentés théoriquement dans les manuels de science politique ou dans les manuels de sociologie. Le Québec est une société complexe, traversée par des courants d’idées, des idéologies, des visions d’avenir fort différents, qui sont en tension constante les uns par rapport aux autres."

Selon vous, le mouvement souverainiste québécois est aussi une entité très ambivalente.

"Le mouvement souverainiste québécois est un mouvement traversé par toutes sortes de visions et d’options d’avenir. Je pense qu’au sein du mouvement souverainiste il y a certainement une tendance plus radicale, les indépendantistes, mais qui n’occupe pas une position dominante dans le paysage politique québécois. Les indépendantistes font pas mal de bruit, mais je pense qu’un analyste errerait s’il prenait le pouls de la société politique québécoise en s’en tenant simplement au brouhaha provenant du courant indépendantiste. Il y a une mouvance souverainiste au Québec qui inclut aussi ceux qu’on aime bien appeler les nationalistes mous. Ces derniers s’escriment à parfaire, à construire, à reconformer, sur un mode toujours plus avantageux, le rapport non pas d’indépendance ou de dépendance, mais d’interdépendance avec des grands ensembles. À l’époque actuelle ce grand ensemble, c’est le Canada, mais aussi les États-Unis. Force est de rappeler que les souverainistes, mais plus largement une grande partie des Québécois, étaient très favorables à l’accord de libre-échange économique canado-américain.

La problématique que je développe dans le livre permet d’accueillir cette idée un peu paradoxale qui veut que les Québécois cherchent continuellement à renforcer leur identité particulière et leur identité spécifique, mais dans le cadre d’une ouverture, aussi grande que possible, face à l’autre."

Vous qualifiez l’actuel chef du Parti Québécois, André Boisclair, de "souverainiste affirmationiste et partenariste". Pourriez-vous nous définir cet épithète politique?

"Je ne voudrais pas labelliser André Boisclair dans une identité politique trop précise. Les hommes politiques ont une capacité de mouvance qui leur permet de survivre politiquement. Mais, jusqu’à maintenant, je pense qu’André Boisclair s’affiche comme un homme pragmatique et lucide. C’est un leader politique qui veut d’abord et avant tout le développement et l’avancement de la société québécoise et pour qui, idéalement, ultimement, ce serait probablement la souveraineté qui permettrait cet avancement. Mais André Boisclair est un homme réaliste, qui prend pour acquis qu’à l’heure actuelle l’humeur québécoise n’est probablement pas majoritairement souverainiste et qui veut faire avec cette donne-là. Il s’inscrit dans le courant de René Lévesque et de Pierre-Marc Johnson.

André Boisclair essaye dans le cadre d’un rapport d’interdépendance avec un grand ensemble politique, qu’il conjugue à l’aune du discours souverainiste -pour ne pas déplaire aux siens il hésite parfois de nommer ce grand ensemble politique, le Canada, parce qu’il voit des boutons apparaître sur la face des indépendantistes dès qu’il prononce ce mot-, de renégocier, de reconformer ce rapport d’interdépendance. Boisclair est un souverainiste partenariste, qui incarne avec force les dissensions qui lacèrent le Parti Québécois depuis sa fondation."

Quel est votre position dans le débat houleux sur la reconnaissance du Québec comme une nation à part entière?

"Ce n’est certainement pas moi qui s’opposera à la reconnaissance du Québec comme nation. Mais, dans la mesure où cette reconnaissance n’est pas accompagnée de conséquences politiques ou de pouvoirs politiques conséquents, on nage dans le symbolisme. Et, le symbolisme ne fera pas vraiment beaucoup avancer les choses. Une reconnaissance symbolique de la nation québécoise ne vaut pas mieux qu’une reconnaissance symbolique du Québec comme société distincte. À l’évidence, ce n’est pas ce qui plaira aux souverainistes. En d’autres termes, ce n’est qu’une façon de reporter l’échéance. À un moment, les Québécois voudront que leur reconnaissance en tant que nation se traduise concrètement par une délégation de pouvoirs, une décentralisation, une autonomisation grandissante du Québec. Il y aura alors un sérieux problème. Je pense que si les Québécois veulent être reconnus comme nation, dans le sens profond et large du terme, ils ont seulement une option: voter pour l’indépendance. Mais il semblerait que dans leur majorité ils ne veulent pas emprunter cette voie-là."

Vous rappelez dans votre livre que les Québécois rejettent aussi massivement leur canadianité.

"Oui, les Québécois rejettent surtout la notion de canadianisation, c’est-à-dire quitter la référence de leur foyer principal qu’est le Québec pour se projeter dans un autre foyer, le Canada. Ça, clairement, ce n’est pas à l’ordre du jour des Québécois. Or quelle option reste-t-il dans ce contexte-là? On revient finalement au camp de la tension, qui est la thèse forte de mon livre : ni simplement le Québec, ni simplement le Canada, ni l’indépendance, ni la fusion avec le Canada. C’est la troisième voie que je propose à la fin de mon livre : occuper toute la place possible, ne jamais faiblir, ni se décourager, même si parfois il faut mettre de l’eau dans notre vin, même si parfois on est perdant au change, et agir sur tous les fronts possibles. Si ça ne marche pas par le courant constitutionnel, aller gruger tous les pouvoirs qui vont permettre finalement aux Québécois de s’imposer, de s’installer quelque part. Nombreux sont ceux qui regrettent aujourd’hui que Meech n’ait pas été constitutionnalisé. Je partage ce point de vue. Pourtant, Meech n’est pas loin d’être atteint dans la pratique quotidienne des choses. Mais il y a toujours des gens qui voudraient parvenir un jour à l’apothéose politique : une reconnaissance en bonne et due forme, officielle et constitutionnelle du Canada-Québec comme entité binationale.Je ne pense pas que le Canada anglais soit prêt à accepter ça, il suffit de lire les éditoriaux du Globe and Mail et du National Post pour s’en rendre compte."

Que veulent vraiment les Québécois?
de Jocelyn Létourneau
Éditions Boréal, 2006, 180 p.

CV

Historien et politologue, Jocelyn Létourneau est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire du Québec contemporain à l’Université Laval. Il est également membre de l’Institut for Advanced Study, à Princeton, au New Jersey. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire du Québec.