Pascal Bruckner : Le masochisme occidental
Société

Pascal Bruckner : Le masochisme occidental

Miné par des remords historiques lancinants, l’Occident est en train de capituler face aux fondamentalistes islamistes et aux tyrans de même acabit. C’est le constat très sévère que dresse l’écrivain Pascal Bruckner dans un essai-choc brillant et passionnant. Quand le "masochisme occidental" atteint son zénith!

Qu’est-ce que la "tyrannie de la pénitence"?

"Aujourd’hui, le devoir de pénitence est une idéologie implacable très à la mode. Il interdit à l’Occident, coupable de toute éternité, de juger, de combattre d’autres régimes, d’autres États, d’autres religions. Nos crimes passés nous intiment de garder bouche close. Notre seul droit est le silence. Il offre ensuite aux repentis le confort du retrait. Réserve, neutralité seront notre rédemption. On enjoint l’Occident de ne plus prendre part, de ne plus s’engager dans les affaires du temps sinon sous la forme de l’approbation envers tous ceux que nous avons jadis opprimés.

Selon vous, l’Europe est en train de capituler face aux islamistes radicaux et aux dictateurs les plus abjects.

"Absolument. Aujourd’hui, l’Europe s’agenouille devant tout le monde. Devant Poutine, qui n’est pas un islamiste invétéré, mais qui n’est pas non plus un démocrate. Cet autocrate rusé, qui veut asservir le peuple tchétchène et étrangler l’Europe énergétique, utilise quand il s’adresse aux Européens le langage du chantage et de l’intimidation. L’Europe s’agenouille devant l’Iran, qui vient de lui adresser un ultimatum pour qu’elle lâche Israël. Les Européens n’ont même pas réagi à cet ultimatum. Pendant qu’Ahmadinejad continue à nier la Shoah, à prôner sans ambages la destruction d’Israël et à vitupérer les Juifs, l’Europe négocie avec lui et affirme que l’Iran est un grand pays. C’est déplorable et grotesque! Elle s’est aussi agenouillée devant les islamistes les plus virulents lors de la crise provoquée par les caricatures de Mahomet…"

Le syndrome de la "tyrannie de la pénitence" a-t-il atteint aussi l’Amérique?

"Beaucoup moins que l’Europe car l’Amérique dispose de la force, qui, du coup, donne à ses paroles un certain poids. L’Europe n’a pas de force militaire. Il n’y a que deux véritables armées en Europe, la française et l’anglaise. Les Européens n’ont pas une armée commune, ce qui fait que les avis que le Vieux Continent peut donner, ou les menaces qu’il peut lancer, n’indisposent personne. Ahmadinejad, qui est un homme dangereux mais d’une grande intelligence, a dit dernièrement aux États européens: "Les États-Unis sont loin, vous êtes nos voisins." C’est tout à fait vrai. L’Amérique dispose d’une force de frappe militaire que les Européens n’ont pas. C’est pour cette raison que les mots égrenés par l’Europe n’ont plus de poids. Les Européens ne cessent de réaffirmer la primauté du droit, mais force est de reconnaître que leur droit est éthéré, abstrait. Aujourd’hui, l’Amérique, qui a été considérablement amoindrie par George W. Bush, est très faible. Elle a perdu la guerre en Irak et est en train de perdre la guerre en Afghanistan. L’Iran table sur l’enlisement américain. Ahmadinejad et ses séides voient dans le piétinement des Américains en Irak et en Afghanistan l’occasion rêvée pour jouer un rôle historique au Moyen-Orient."

Selon vous, l’"islamophobie" est l’une des principales "armes idéologiques" des hérauts du devoir de pénitence.

"Je pense que le combat a tout d’abord lieu au niveau du langage. C’est un combat d’idées, donc ce sont les mots qu’il faut décortiquer et soigner. Le mot "islamophobie", forgé par les mollahs en 1979, notamment pour contrecarrer les offensives des féministes américaines qui demandaient aux femmes iraniennes d’enlever leur voile, est évidemment un contresens total parce qu’on a parfaitement le droit, jusqu’à preuve du contraire, de critiquer une doctrine, une religion, une idéologie, en l’occurrence le marxisme, le socialisme… Il n’y a pas de "christianophobie", sinon l’Occident chrétien serait resté au stade de l’Inquisition. Imaginons que les papes des 17e, 18 e et 19 e siècles aient utilisé ce terme et assimilé la critique du christianisme à du racisme. L’Église n’aurait jamais évolué, nous vivrions aujourd’hui sous une théocratie. De la même façon, le judaïsme a été lui aussi critiqué par un certain nombre de penseurs et de philosophes, comme Spinoza, qui ont prôné sa réforme. Il n’y a pas non plus de "boudhophobie", ni de "protestanphobie"… La libre critique d’une doctrine religieuse est inscrite dans la démocratie moderne. C’est pour cela que toutes les religions évoluent avec leur temps."

Que devrait faire l’Occident pour contrecarrer la "tyrannie de la pénitence"?

"Concrètement, je propose d’abord un travail sur les mots. Je pense qu’il faut guérir le langage d’un certain nombre de ses pathologies et démonter les mots utilisés en permanence par les extrémistes. Le mot "tolérance", qui sert aux intolérants à s’affirmer en fermant la bouche de ceux qui veulent les contester, le mot "islamophobie"… Il y a tout un travail à faire au niveau de la langue parce que celle-ci a été pervertie. Celui qui tient le langage, tient le pouvoir. Deuxièmement, il faut retrouver une culture du courage. Le remords n’est qu’un alibi du confort moral et politique. Nous préférons endosser la défroque du pénitent pour ne pas avoir à affronter nos ennemis. Or, l’Europe a des ennemis, qui sont d’ailleurs les mêmes que ceux des États-Unis et du Canada: les extrémistes islamistes, les régimes autoritaires, totalitaires, théocratiques… Or, l’Europe ne veut pas avoir des adversaires, mais que des partenaires. Elle continue à avoir le langage du partenariat au moment même où nos ennemis, je pense surtout à l’Iran, nous disent: "On va vous détruire!". Cette culture du courage consiste en première instance à nommer l’ennemi, à lui rétorquer tout à trac: "Vous êtes notre ennemi, vous nous désignez comme tel, nous vous renvoyons les compliments. Nous considérons que vous représentez une très grave menace pour la paix et la sécurité." Le premier devoir d’une démocratie, ce n’est pas de ressasser le mal d’hier, c’est de dénoncer sans relâche ses crimes et ses manquements d’aujourd’hui. Un tel geste exige réciprocité et que tous appliquent la même règle. Il faut en finir avec le chantage à la culpabilité, cesser de nous immoler à nos persécuteurs. Une politique de l’amitié ne peut pas être fondée sur la duperie: à nous l’opprobre, à vous la grâce!"

La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental
de Pascal Bruckner
Éditions Grasset, 2006, 258 p.