Pop Culture : La gifle
Société

Pop Culture : La gifle

L’intérêt suscité par ma chronique traitant de la génération des trentenaires, parue le 2 novembre, me permet une prédiction – ce que je ne m’autorise guère, en général. Si j’en crois les réactions de notre lectorat, la pièce La Société des loisirs, présentée à la salle Pierrette-Gaudreault le 21 novembre, sera un succès. Parce qu’on a envie de nous connaître. Et parce que nous avons envie d’entendre parler de nous-mêmes, de nous faire brasser la cage un peu. Je n’ai pas vu la mise en scène de Michel Monty, avec Christian Bégin (Masque de l’interprétation masculine 2004) Marie-Hélène Thibault, Geneviève Néron et Normand D’Amour, mais je me suis intéressé pour vous au texte, écrit par François Archambault (Masque du texte original 2004).

Un bref aperçu: Marie-Pierre et Pierre-Marc, jeune couple dans la trentaine, mettent en scène un souper d’adieu pour se séparer d’un ami qui aurait une mauvaise influence sur eux, vivant une vie débauchée depuis sa récente séparation. Celui-ci se présente à la rencontre avec à son bras une jeune femme de 21 ans, dont la présence obligera Marie-Pierre et Pierre-Marc à remettre en perspective leurs propres valeurs, leur mode de vie, même leur existence.

Avec Archambault, la génération actuellement dans la trentaine est dépeinte comme ayant perdu ses repères et ses valeurs, tellement qu’on cherche à se fier aux attentes qu’on imagine la société alimenter envers nous. Les stéréotypes sexuels ou familiaux se sont dilués au point où il subsiste davantage de questions que de certitudes. Le personnage de Pierre-Marc, qui sera interprété par Christian Bégin, incarne une masculinité faiblarde et sans repères. Ce n’est pas la première fois qu’on le dit: les référents identitaires des hommes de ma génération sont déficients. De jeunes hommes – la trentaine, vous imaginez – qui ont la virilité comme la colonne vertébrale, plutôt flasque: des mâles pâte molle.

Si je ne me sens pas de facto interpellé par l’attitude des protagonistes – peut-être écris-je ça pour me rassurer -, le texte n’en est pas moins un témoignage lucide et concret du malaise vécu par toute une génération, fils et filles de boomers, qui ont bien appris les leçons prodiguées par leurs prédécesseurs. "Ça va pas, mon homme? Consomme!" Pas étonnant que la pièce parcoure le Québec encore trois ans après sa première représentation.

Le texte en lui-même ne réinvente pas le théâtre et ne peut pas être considéré comme de la grande dramaturgie. Il ne présente non plus aucune solution aux problèmes vécus par les actuels trentenaires (heureusement, Archambault s’est bien gardé d’être moraliste). Qu’un triste constat, exacerbé par les besoins du théâtre. Une fresque crue, un peu brute. Un coup de pied bien placé.

En fait, sa valeur réside plutôt dans cette façon qu’il a de présenter sans compromis la perte de certitude postmoderne se vivant au quotidien par notre génération. Notre perception du travail et de la vie de couple y est dépeinte sans flafla; une génération qui ne peut plus espérer avoir la même profession toute sa vie et qui conçoit comme un rêve un peu fou – ou une légende urbaine peut-être – l’éventualité de vivre toute une vie avec la même personne. Posez la question autour de vous: ceux qui ont passé une vie entière en couple devaient nécessairement être malheureux.

Je généralise parce que, de toute façon, c’est ce que fait le texte d’Archambault, et vous ne vous identifierez probablement pas totalement aux deux personnages principaux. Ils sont perpétuellement insatisfaits – le bonheur, après tout, se perd dès le moment où on le cherche -, ils sont pauvres même en ayant de l’argent. Pour eux, la consommation n’est plus un luxe, elle va de soi: on n’a pas une piscine pour se baigner, on se baigne parce qu’on a une piscine, parce qu’on prend la peine de l’entretenir et que ça demande un effort… Après cinq ans et demi de vie commune, pathétiquement (c’est le mot), le couple se dit heureux malgré une panne de désir, source de confrontation: ils font figure de deux éteignoirs cherchant à s’allumer l’un et l’autre. Soumis à la férule des conventions sociales, plaqués de l’image du normal et de l’acceptable, ils cachent sous cette façade les doutes les plus criants quant à notre rapport à la vie elle-même, quant au rapport que nous entretenons avec nos propres enfants. "C’est mon enfant. Je suis supposé l’aimer. Même quand il braille!" dira le personnage incarné par Bégin.

Dans le contexte actuel, alors que les Québécois viennent de se faire haranguer par l’ancien premier ministre Lucien Bouchard à propos d’une supposée improductivité notoire, la pièce place ses personnages dans une situation d’essoufflement, de course, de soumission aux incessants abus du travail. Plusieurs reconnaîtront les révérences et les entourloupettes qu’ils sont prêts à faire pour se donner une impression de sécurité… Et dans cette "société des loisirs" à laquelle on nous avait fait croire, on travaille tellement qu’il ne faudrait pas en plus que nos loisirs demandent des efforts, alors on choisit ceux qui se rapprochent le plus de l’endormissement – avec en haut de podium le cinéma maison et l’anesthésie télévisuelle.

La pièce La Société des loisirs est une gifle qu’on peut difficilement éviter. Elle ne fait pas la morale, ne montre pas le chemin à suivre… Mais je crois qu’elle replace le coeur au bon endroit. Incontournable.