Société

Ennemi public #1 : Seuls

Craquer une allumette dans le noir

C’est un peu le rôle de la chronique: éclairer. Je dis un peu parce que la chronique est un genre libre. Elle peut divertir, choquer, ébranler les convictions, tirer dans le tas, s’égarer, se ressaisir. Ou pas. Elle peut provoquer, attaquer, clarifier et semer le doute. Elle peut aussi ergoter, vagabonder et même se perdre. À dessein ou pas.

Il y a donc les chroniques utiles, qui servent à mieux saisir le monde, ses enjeux, à guider des lecteurs perdus dans le dédale de l’information, et les autres, en apparence inutiles, qui peuvent traiter de tout, mais préférablement de rien, et qui ont comme principale qualité de se mouler docilement aux humeurs de leur auteur.

Vous le savez depuis longtemps si vous êtes abonnés à cet espace: je préfère, et de loin, la seconde catégorie. Ce qui ne m’empêche pas de m’essayer à la première de temps à autre. Comme pour celle-ci, tiens, dans laquelle il sera question de cette génération Passe-Partout de laquelle je fais partie.

J’ai bien ri en voyant mon ex-collègue Martineau surnager dans une mer de réprimandes sur le plateau de Tout le monde en parle dimanche dernier, harangué pour avoir assimilé à cette émission pour enfants les errances de la génération Y. J’ai ri, mais pas pour me moquer. J’ai ri parce que je me suis vu à sa place. Parce que j’aurais pu m’y retrouver 200 fois au moins. J’ai ri parce qu’il arrive au chroniqueur, aussi doué soit-il, de confondre la maladie et le symptôme.

Cela dit, Passe-Partout était bel et bien une émission ragnagna. Mais c’était une émission qui, ne l’oublions pas, était pilotée par le ministère de l’Éducation du Québec. À peu près à la même époque, ce ministère adoptait aussi des programmes d’enseignement de l’écriture au son, expérimentant sur une génération des techniques douteuses tout en posant les bases d’une pédagogie axée sur l’expression personnelle plutôt que sur la rigueur orthographique et grammaticale.

Toujours à cette époque, les jouets se devaient d’être les plus éducatifs possible, des groupes de mères faisaient la tournée des écoles pour prévenir les férus d’Albator, de Goldorak et de Capitaine Flame des dangers de la violence télévisuelle… Bref, ce "tout le monde il est beau, tout le monde il est fin, tout le monde il a une opinion et des sentiments qu’il doit extérioriser pour pas se faire un ulcère", c’était dans l’air du temps. Et Passe-Partout n’était qu’une de ses nombreuses expressions.

Maintenant, est-ce parce qu’on a habitué toute une génération d’enfants-rois à un confort ouaté que l’on se suicide autant, que l’on déprime autant? Je ne crois pas. Ce mal de société est bien plus complexe et, chose certaine, il ne se résume pas qu’à l’enseignement, à la télé, pas même à un courant de pensée ou à l’air du temps. Ni à une génération d’ailleurs.

En fait, ce mal est probablement la conséquence directe de la mort de Dieu.

J’explique. Pendant des siècles, en bons catholiques, nous avons cru qu’une existence misérable nous assurait une place au ciel. Puis, presque du jour au lendemain à l’échelle de l’histoire, soit en quelques décennies, la religion s’est effacée, et le ciel s’est transporté sur terre.

Soudainement, il n’y a plus de rédemption possible après la mort, plus d’après-vie, plus d’Éden retrouvé.

Le paradis, c’est maintenant ou jamais.

En même temps que cet affranchissement du dogme religieux nous libérait de nombreuses contraintes sociales, de tout un carcan et de la mainmise du clergé sur les populations, il nous imposait une nouvelle tyrannie: celle du bonheur.

Un bonheur qui se doit d’être consensuel. Et, surtout, parfait. Une maison parfaite, des enfants parfaits, une job gratifiante et payante, du cul qui gicle comme dans la porno et de l’amour éperdu comme dans les mélos.

Un bonheur atrocement individualiste, fondé sur l’image, sur des standards démesurés qui nous écrasent notre médiocrité à la gueule en nous renvoyant à la solitude de nos attentes et de nos frustrations.

Peut-être avez-vous vu Babel, le dernier film du cinéaste mexicain Alejandro González Inárritu? Trois histoires s’y superposent et se répondent. Une se déroule de part et d’autre de la frontière séparant les États-Unis du Mexique. Une autre au fin fond du Maroc. Une dernière au Japon.

Tandis que les critiques ont beaucoup parlé de la réaction en chaîne que provoque un banal incident, et ce, à l’échelle mondiale, c’est plutôt la solitude de tous ces êtres qui est la plus frappante et, surtout, qui les unit vraiment.

La solitude chez ce couple qui se désagrège depuis la mort d’un de leurs enfants, dans la culpabilité, les remords et la rancune. La solitude de cette sourde et muette dans le chaos de Tokyo, emmurée dans son silence forcé, mais surtout dans le deuil de sa mère. La solitude de la nounou mexicaine qui perd soudainement le contrôle de sa vie sans jamais pouvoir la remettre en piste.

Au delà des liens de cause à effet, ce que nous rappelle ce film, c’est que nous ne sommes pas tout à fait seul dans le malheur.

Et c’est sans doute là que l’art trouve une de ses plus importantes fonctions, même par la télé, même par une émission éducative un peu ragnagna. Sans remplacer le sacré, il peut parfois combler le vide entre les individus, nous rappeler que nous sommes quelque six milliards dans le même bateau.

Nous aimons, nous souffrons tous. Nous voudrions tous accéder au bonheur. Nous sommes tous capables du meilleur comme du pire. Que nous soyons de la génération Passe-Partout ou de celle de Bobino n’y change rien: nous sommes faits de la même fibre et vivons la même époque.

Nous cherchons tous désespérément une allumette à craquer dans le noir.