L'invisible réalité de l'itinérance à Québec
Société

L’invisible réalité de l’itinérance à Québec

Avec la revitalisation du quartier Saint-Roch, le phénomène de l’itinérance s’est étendu aux quartiers environnants. Il est moins visible mais toujours aussi vrai. Jour après jour, des personnes sont sur le terrain, pour donner un coup de main, aider les gens dans le besoin. Mais les ressources manquent…

Pour le travailleur de rue, la journée commence par une tournée matinale qui le mènera un peu partout dans le quartier Saint-Roch, en route vers Lauberivière. La durée? Imprévisible… Entre une quinzaine de minutes et quelques heures, tout dépendant du nombre de rencontres. Il passe par la bibliothèque Gabrielle-Roy, les soupes populaires, Rendez-vous centre-ville ou encore le restaurant Ashton du mail. Parfois par les rues plus fréquentées, souvent par quelques petits détours. "On va à tous les endroits où ils sont accessibles. On se fait reconnaître, on se fait voir", note Bernard Hélie, travailleur de rue pour le Programme d’encadrement clinique et d’hébergement (PECH). Le premier contact se fait tranquillement. Cela prend du temps: il faut se construire un réseau, petit à petit. "T’es juste là, tu te promènes. Quand les gens en ressentent le besoin, ils vont venir te voir", poursuit-il. L’important, c’est d’être disponible, à l’écoute. "Dans ces contacts, ce n’est pas toi qui décides", ajoute M. Hélie.

Année après année, la clientèle augmente. De 1996 à 2001, on parle d’une hausse de 200 %. "La situation de l’exclusion sociale a véritablement explosé en 2001", note Éric Boulay, coordonnateur à l’accueil et l’hébergement à Lauberivière. Bon an, mal an, entre 3600 et 5000 personnes viennent y chercher de l’aide, 80 % d’hommes, 20 % de femmes. Chaque jour, 500 repas y sont servis. Les ressources ne suffisent plus. "Il y a vraiment un débordement. On a beaucoup plus d’outils qu’auparavant, mais le problème a tellement progressé que l’on arrive plus à répondre à la demande", poursuit-il. C’est qu’en collaboration avec des travailleurs de rue et d’autres intervenants, des endroits comme Lauberivière deviennent souvent la première étape vers la réinsertion. "Étant donné qu’on sert les repas, on crée un lien de confiance avec les gens", indique M. Boulay. Il s’agit ensuite de les appuyer, de les aider lorsque les besoins se font sentir.

L’après-midi, le travailleur de rue est appelé à agir sur un territoire important, de Saint-Sauveur à Limoilou, même jusqu’à Charlesbourg. Il y a une quinzaine d’années, tout cela était centré à Saint-Roch. Il faut dire qu’on y retrouvait aussi le gros de la vente de drogue et de la prostitution à Québec. "Les gens descendaient à Saint-Roch pour y avoir accès, alors c’est l’offre et la demande", dit M. Hélie. Et, avec la pauvreté du quartier, s’ajoutait aussi l’itinérance. Aujourd’hui, c’est plutôt le contraire. "Ce qui était concentré pratiquement au même endroit est maintenant ramifié. Il n’y a plus de place "officielle"", continue-t-il.

En fait, le phénomène est aujourd’hui simplement moins visible, et les personnes en difficulté, plus complexes à trouver. "Si t’es "spotté" comme étant un indésirable, très rapidement, tu te fais arrêter, et on te demande de te déplacer", indique le travailleur de rue. Il cite l’exemple d’une personne qui, en sortant d’un dépanneur, s’était arrêtée quelques instants pour s’allumer une cigarette. Quelques minutes plus tard, un policier lui demandait ses papiers et la sommait de circuler. "Ces gens-là, on est obligé de les chercher. Au lieu de travailler dans la rue, on va chez les personnes, on va où elles restent", ajoute-t-il.

MANQUE DE RESSOURCES

Malgré cet éparpillement, le centre-ville de Québec reste un lieu névralgique. "Il faut dire que le centre-ville reste le coeur de Québec. Les soupes populaires, les lieux d’hébergement, ailleurs dans la ville, ça n’existe pratiquement pas", observe Christian Veilleux, intervenant à l’Armée du Salut. Ainsi, en saison hivernale, un endroit comme Rendez-vous centre-ville, situé au sous-sol de l’église Saint-Roch, peut recevoir près d’une centaine de personnes. Une clientèle très diversifiée, allant de 18 à 80 ans. "Lorsqu’on a démoli la première partie du mail, on a construit l’endroit pour permettre aux gens qui séjournaient dans le mail d’avoir un milieu social", explique Marie-Andrée Bisson, responsable de l’endroit. Les utilisateurs ont accès à une buanderie ou des douches et peuvent rencontrer un travailleur social et des intervenants.

Mais, autant quelques lieux sont ouverts pendant la journée, autant un autre problème se pose avant l’arrivée de la nuit… Où dormir? Les quelques centres d’hébergement ne répondent presque plus à la demande grandissante. "Techniquement, l’été, c’était jamais plein. Mais depuis deux ans, c’est plein et pas juste à la fin du mois. C’est pas normal. Et il y a aussi des gens qui sont sur la liste d’attente", fait valoir Bernard Hélie. Comme à chaque hiver, PECH ouvrira quelques lits d’urgence, qui seront ajoutés à l’offre actuelle. La réouverture de l’Armée du Salut, le 1er décembre dernier, donnera certainement un coup de pouce, désengorgeant d’autres centres. Du côté de Lauberivière, c’est cinq ou six personnes par nuit qui n’y trouvent pas de place.

Les refuges ne sont toutefois que des options temporaires, ouverts de 20h à 8h. Et les usagers ne devraient pas y retourner régulièrement. Techniquement, les gens peuvent séjourner à Lauberivière un maximum de 30 jours. "Mais, en réalité, ce n’est pas ça", remarque Éric Boulay. La moyenne se situe plutôt à 11 jours pour les hommes et huit pour les femmes. Dès que la personne se sent prête, une rencontre est organisée, les besoins, évalués. "Ensuite, on décide, avec la personne, des actions à accomplir", poursuit-il.

PARCOURS DIFFICILE

Dans tout ça, il ne faut pas oublier que l’objectif demeure d’amener les sans-abri à réintégrer la société. Mais la chose est complexe, on doit commencer par le début: assurance sociale, certificat de naissance, assurance maladie… Et souvent, les difficultés de la première tentative se soldent par un échec: la personne retourne dans la rue. "En six ans de travail, j’en ai peut-être vu un bon 5 %, gros maximum, qui se sont réintégrées, qui sont stables et qui vont rester là. Pour beaucoup, ce sera plutôt du on and off", explique Bernard Hélie. Et plus le temps passé dans la rue est long, plus le processus est difficile. "J’ai pour mon dire que ça te prend autant de temps à entrer dans la société qu’à en sortir", ajoute-t-il.

Et, encore là, les ressources manquent, surtout en ce qui a trait au logement abordable. Selon Bernard Hélie, il y a un "gros, gros manque". "Les logements sont dispendieux. Quand tu gagnes 540 $ par mois et que tu donnes 450 $ par mois, il ne t’en reste plus beaucoup pour manger. Et avec ça, en plus, tu n’as rien. Aucune commodité. Tout ce que tu as, c’est quatre murs et tu es pogné là", poursuit-il. Pour économiser, certains choisissent de s’installer à trois, quatre ou cinq dans un deux pièces, a-t-il remarqué. Du côté des HLM, on parle de liste de trois à cinq ans d’attente. "Dans le nouveau Saint-Roch, il ne s’est bâti rien, il ne s’est rénové rien pour ceux qui sont plus pauvres, mais c’est de ça qu’on aurait besoin", lance-t-il.

Dans tout cela, il faut aussi redonner à ces gens leur dignité. Chacun a son histoire, sa raison d’être dans la rue. Et c’est rarement par choix. "Un vrai choix, c’est choisir entre un Pepsi ou un Coke. Il n’y a personne qui se dit un jour que son choix de carrière sera de se retrouver dans la rue", souligne Éric Boulay. "On a toujours associé ce phénomène avec le gars sur un banc de parc et les boîtes en carton, mais ce n’est plus ça, la réalité. Ce sont des gens qui se cachent, parce qu’ils ont honte, et qui ne veulent pas être vus", estime Bernard Hélie.