André Comte-Sponville : Pour une spiritualité laïque
Société

André Comte-Sponville : Pour une spiritualité laïque

Dans un essai passionnant, le philosophe André Comte-Sponville plaide pour une spiritualité sans Dieu ni religion. Toute une gageure à une époque nébuleuse où les intégrismes religieux sont de retour en force.

Votre livre est un vibrant plaidoyer pour une spiritualité laïque. Mais les notions de "laïc" et de "spiritualité" ne sont-elles pas antinomiques?

"Il n’y a pas de contradiction. Un athée a besoin aussi d’une vie spirituelle autant qu’un croyant. La spiritualité, qui n’est pas une doctrine mais une dimension de la condition humaine, c’est la vie de l’esprit. Les athées n’ont pas moins d’esprit que les autres, pourquoi auraient-ils moins de spiritualité, pourquoi s’intéresseraient-ils moins à la vie spirituelle? Je constate que pour beaucoup de gens, le titre de mon livre, L’esprit de l’athéisme, est un oxymore, c’est-à-dire deux termes, "esprit" et "athéisme", totalement contradictoires que je m’escrime, selon eux en vain, à concilier. Nous sommes tellement habitués dans les pays occidentaux à ce que la spiritualité soit vécue dans la religion, qu’on oublie qu’il a existé dans le temps, spécialement du côté des sagesses grecques, et qu’il existe encore, par exemple dans l’Orient bouddhiste ou taoïste, d’immenses spiritualités qui ne sont en rien des religions, au sens occidental du terme, c’est-à-dire des croyances en Dieu. Je tenais à rappeler dans ce livre que les athées peuvent et doivent, non pas au sens moral d’un devoir mais au sens d’une espèce d’exigence humaine, avoir eux aussi une vie spirituelle."

Pourquoi vous définissez-vous comme un "athée fidèle"?

"Athée, parce que je ne crois en aucun Dieu. Fidèle, parce que je reste foncièrement attaché aux valeurs véhiculées par la tradition judéo-chrétienne que mes aïeux m’ont transmises. La fidélité, c’est ce qui reste de la foi quand on l’a perdue. Je ne crois plus en Dieu, depuis fort longtemps. Dans les sociétés occidentales, on y croit de moins en moins. Est-ce une raison pour jeter le bébé, comme on dit familièrement, avec l’eau du bain? Faut-il renoncer, en même temps qu’au Dieu socialement défunt, comme pourrait dire un sociologue nietzschéen, à toutes ces valeurs – morales, culturelles, spirituelles – qui se sont dites en son nom? Faudrait-il, parce que je suis athée, les récuser fougueusement? Ce serait confondre l’athéisme avec la barbarie ou le nihilisme. J’ai plutôt envie de transmettre à mes enfants les valeurs morales que j’ai reçues, qui ont forgé notre Histoire, nos sociétés, notre façon de vivre et d’aimer… Ne pas croire en Dieu, ce n’est pas une raison pour renoncer à se battre pour la justice, pour la paix, pour l’amour, pour une certaine conception de la vie et de l’humanité. On aurait tort de confondre foi et fidélité. Quand on n’a plus la foi, il reste la fidélité, mais quand on n’a plus ni l’une ni l’autre, il ne reste alors que le néant ou le pire."

Selon vous, il est plus difficile d’être athée qu’agnostique. Pourquoi?

"L’athée et l’agnostique n’ont qu’une seule chose en commun: ils ne croient pas en Dieu. L’athéisme n’est pas un savoir, c’est une opinion, une croyance négative, mais une croyance quand même, alors qu’être agnostique, ça veut seulement dire: "Je crois que Dieu n’existe pas". L’agnostique refuse de se prononcer. Il coche la case "Sans opinion" du grand sondage métaphysique. Il refuse de trancher. Puisqu’il ne sait pas si Dieu existe ou non, il s’en tient à cet aveu d’ignorance, ne prend pas parti. Par contre, le croyant et l’athée iront plus loin. Si on appliquait le principe agnostique jusqu’au bout, il n’y aurait pas de métaphysique parce que par définition toute métaphysique, n’étant pas un savoir, va au-delà de ce qu’elle sait. C’est pourquoi j’ai souvent dit que philosopher, c’est penser plus loin qu’on ne sait penser, c’est-à-dire aller au-delà du savoir disponible. Je suis athée et non agnostique parce que même si je n’ai pas de preuves concernant l’inexistence de Dieu, j’ai des arguments allant dans le sens de son inexistence qui me paraissent plus forts que les arguments allant dans le sens de son existence."

Une des raisons qui vous ont motivé à écrire ce livre, c’est la recrudescence du fondamentalisme islamiste, rappelez-vous. Croyez-vous que nous sommes en plein dans "un choc des civilisations"?

"Il n’y a pas aujourd’hui un conflit entre des civilisations, mais un conflit entre la civilisation mondiale, incarnée par des démocraties laïques respectueuses des droits de l’homme, qui est en train de se répandre à l’échelle mondiale, et ses contempteurs, qui ont le sentiment qu’elle remet en cause leurs pouvoirs, leurs privilèges et leurs traditions. C’est quand Ben Laden a eu le sentiment qu’il était en train de perdre le combat dans les têtes des jeunes musulmans qu’il a envoyé trois avions s’écraser sur deux tours à New York et sur un bâtiment du Pentagone à Washington. Moi, je ne me bats pas pour la civilisation judéo-chrétienne contre la civilisation arabo-musulmane. Je me bats contre la barbarie. Aujourd’hui, le vrai combat oppose la civilisation démocratique à la barbarie."

Vous êtes pessimiste en ce qui a trait aux perspectives d’avenir du christianisme en Occident?

"Le christianisme n’est pas menacé de disparaître en Occident, mais il est aujourd’hui fragilisé, d’abord pour des raisons démographiques. Statistiquement, il y a de plus en plus de musulmans dans les pays occidentaux, donc, en proportion, de moins en moins de chrétiens. Depuis plusieurs années, le catholicisme a du mal à s’adapter à la modernité. Jean-Paul II a peut-être été le pape qu’il fallait pour le monde, notamment pour l’Europe de l’Est, qui a formidablement profité de son pontificat. Mais je ne suis pas sûr que Jean-Paul II ait été le pape qu’il fallait pour l’Europe occidentale parce que après la belle avancée de Vatican II et les années de prudence et d’adaptation lente de Paul VI, j’ai le sentiment que ce pape polonais a opéré un virage très conservateur, voire réactionnaire, sur le plan théologique, le culte marial – la dévotion aux saints catholiques -, ce n’est pas ce qu’il y a de plus moderne dans la théologie, et sur les questions de société – utilisation du préservatif, le statut civil des homosexuels… Le pape Benoît XVI a aussi des positions très conservatrices sur des questions sociales d’une brûlante actualité. Le catholicisme a du mal à s’adapter à la modernité. Un certain nombre d’églises protestantes y arrivent mieux."

L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu
d’André Comte-Sponville
Éditions Albin Michel, 2006, 222 p.