Vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous avait pas prévenus.
Qui ça, on?
Quelques intellectuels, des journaleux, des chroniqueurs, tout un lot d’observateurs, de rapporteurs. Dont moi, tiens. Février 2006, je vous prescrivais la lecture d’un article du magazine canadien The Walrus à propos de la fracture entre les "de souche" et les "néo", m’en inspirant pour vous servir une longue tirade sur la difficulté d’appliquer la doctrine du multiculturalisme sans verser dans la soumission, sans renier ses propres valeurs, sans virer le droit sens dessus dessous, sans provoquer la création de ghettos ethniques quand la culture d’adoption est molle comme un chiffon. Je vous disais la rupture chez les immigrants de seconde génération, je vous rappelais le précédent du kirpan, je vous disais encore une fois l’idée du "vivre ensemble" en me questionnant sur l’existence d’un mode d’emploi, je vous prévenais que ça allait péter, et bientôt.
Vous me trouviez alarmiste.
Un peu avant l’été, on procédait à la plus importante rafle antiterroriste de l’histoire du Canada, dans la région de Toronto, évitant de justesse un attentat meurtrier. Au banc des accusés, des enfants d’immigrants, petits islamo-fachos cultivant la haine d’une Amérique infidèle dont le Canada fait désormais partie.
J’ai l’air de fanfaronner, vite comme ça, à vous narguer: gna gna gna, je vous l’avais dit. C’est tout le contraire. Je me désole d’avoir vu dans l’article du Walrus une prophétie qui se réalisait à peine quelques mois plus tard. J’aurais voulu me tromper, avoir exagéré l’importance que j’accordais à ce morbide pronostic.
Mais si on peut dire une chose de 2006, c’est que l’année aura été marquée par cette fracture entre les "de souche" et les "néo". Un peu comme au lendemain de la triste et célèbre déclaration de Parizeau en 1995.
Une fracture, disais-je? J’exagère. Parlons d’un mollasson affrontement idéologique synthétisé par un terme qui fait désormais partie de la culture populaire, mais qu’on emploie surtout lorsqu’il est question d’opposer la laïcisation des institutions aux pratiques religieuses des immigrants de première, seconde ou soixante-douzième génération: l’accommodement raisonnable.
Presque instantanément, les deux mots sont entrés dans le vocabulaire courant des Québécois, galvaudant le terme de droit pour finir par s’en servir à toutes les sauces afin de désigner une entorse aux règles établies permettant à deux parties de trouver un terrain d’entente.
Si quelques puristes et les constipés de la sémantique s’en fâchent, personnellement, je trouve que cette rapide adoption de l’expression dans le langage courant traduit bien l’esprit d’une culture du compromis à n’en plus finir. La nôtre.
Et je ne parle pas que d’une démocratie un peu molle, prête à négocier droits et libertés à la pièce plutôt que de les défendre en bloc, comme une idée fondatrice. Je parle de tout, de notre malléabilité qui ne cesse de me sidérer, et dont je ne suis pas certain si elle est bonne ou mauvaise, mais dont je constate qu’elle permet d’étranges contorsions idéologiques.
Voyez, j’ai été contaminé. Même moi, cette tiédeur me laisse tiède.
J’en étais à relire mes chroniques de 2006 pour faire le pénible et affligeant inventaire de mon "oeuvre" afin de cerner cette année qui se termine quand je suis tombé sur un commentaire de lecteur qui illustre assez bien cette tendance. Un lecteur qui, tout en disant ne pas vouloir toucher à la liberté d’expression, défendait l’idée d’une certaine censure lorsqu’il est question de parler de sexe de manière dégradante ou offensante.
Et un autre lecteur d’abonder dans le même sens, mais lorsqu’il est question de religion, à laquelle il ne faut pas toucher. C’est trop sensible.
Et un autre à propos de la politique, c’est tellement personnel.
Et un autre à propos des goûts en matière de culture, de musique, de télé, puisque les goûts, comme les couleurs, ça ne se discute pas.
C’est dire que si le Québec a fait un peu plus d’enfants en 2006 que par les années passées, reste que lorsqu’il est question de défendre des idées, voire des convictions, il bande quand même un peu mou.