Jean-Philippe Warren : On veut des bébelles (depuis 1885)!
Société

Jean-Philippe Warren : On veut des bébelles (depuis 1885)!

Dans un essai historique fascinant et très érudit, le sociologue Jean-Philippe Warren raconte comment, dès 1885, les Québécois ont été happés par la spirale du Noël commercial. Quand le père Noël dama le pion au petit Jésus! Entretien avec un "papanoëlogue" chevronné…

On s’imagine d’ordinaire que le Noël commercial est une création récente. Vous déboulonnez ce mythe tenace dans votre livre.

"Ce qui m’a le plus frappé lors de mes recherches, c’est l’ancienneté de cet univers de pacotille et de ce mythe des temps modernes qu’est la fête de Noël. J’ai découvert, hébété, que tous les symboles, les rituels et les techniques de commercialisation qui font partie du Noël d’aujourd’hui avaient été développés en 1885: la parade du père Noël, l’arbre de Noël décoré de guirlandes, les échanges de cadeaux, les soldes du temps des Fêtes, le stress du magasinage, le traditionnel shopping de la saison hivernale… On les a simplement raffinés et peaufinés au fil du temps. Mais qu’on ne s’y trompe pas, en 1915, le Noël des Églises demeure. Pour les croyants, Noël reste la fête de la Nativité. Mais à mesure que cette fête chrétienne entre dans sa légende, le recyclage, par les commerçants, des thèmes et des valeurs associés au Noël et au jour de l’An catholiques devient plus évident: on passe du paradis des biens spirituels au paradis des possessions matérielles. Ce phénomène commercial se produit au moment où une nouvelle société de consommation est en train d’émerger."

Selon vous, la fête de Noël n’est qu’un mythe commercial puissant. Pourquoi?

"Le Noël commercial s’est développé à l’époque comme un véritable mythe des temps modernes. Henri Bergson a une phrase extraordinaire: "L’univers est une machine à fabriquer des dieux." Je pense que la société de consommation n’y fait pas exception, l’univers qu’elle élabore est un univers mythique. C’est un mythe absolument spectaculaire, tout comme les sociétés primitives ont leurs mythes. Ce que le mythe du Noël commercial a de particulier, c’est qu’il n’émane pas des temps immémoriaux ou des dieux, il a été fabriqué de toutes pièces dans les officines des agences de marketing et des magasins à rayons de l’époque. Des marchands, des publicitaires et des commerçants astucieux ont fait croire aux Canadiens français que la réconciliation des classes sociales était possible, au moins le jour de Noël. Ils sont tombés dans le panneau! Encore aujourd’hui, Quebecor organise sa guignolée la veille de Noël. Sommes-nous tombés sur la tête? Les Québécois donnent de l’argent à Quebecor, une multinationale qui fait des millions de profits, pour qu’elle fasse la charité à travers nous. C’est un mythe coriace, on y croit, on a besoin de savoir que c’est vrai."

Vous expliquez comment, peu à peu, le père Noël a évincé le petit Jésus.

"Il y a eu une rivalité historique entre le petit Jésus et le père Noël pour savoir qui allait occuper la place centrale dans le nouveau rituel de Noël. Les plus catholiques, les plus religieux et aussi les plus patriotes voulaient que ce soit le petit Jésus, ou saint Nicolas, mais les marchands et les commerçants voulaient que ce soit Santa Claus, plus tard "indigénisé" avec l’appellation française de père Noël. Il y a eu alors un compromis, les deux sont restés côte à côte, mais toujours en rivalité. Le petit Jésus, qui a été complètement confiné à la sphère religieuse, est devenu celui qui est désormais associé à la Nativité, à la messe de Noël… puis le père Noël a conquis toute la place à l’intérieur de la société de consommation. Le problème, c’est que la société de consommation, à terme, allait être triomphante devant l’ancienne chrétienté. On peut dire que le père Noël est monté dans un meilleur train que le chariot du petit Jésus. Le père Noël a été choisi aussi pour des raisons d’efficacité commerciale. Ce personnage souriant, bon vivant et bedonnant pouvait vendre plus facilement du Colgate et du Bovril que le petit Jésus, dont l’image est foncièrement associée au rigorisme religieux et aux interdits de la tradition catholique."

D’après vous, la fête de Noël est de plus en plus banalisée.

"Aujourd’hui, les gens se sentent de moins en moins appelés à fêter Noël. Mais rassurez-vous, Noël ne va pas disparaître. Cette fête se généralise parce que désormais, dans nos sociétés d’hyperconsommation, tous les jours sont un peu Noël. Tous les jours, on peut manger de la dinde, des bonbons, offrir des cadeaux… On sent moins le besoin de dire que Noël est un jour spécial parce que cette fête s’est étendue sur les 365 jours de l’année. Noël n’est plus un événement aussi singulier. L’exaltation demeure, mais elle est moins forte. Le paradoxe, c’est que Noël a été vaincu par son triomphe!"

Hourra pour Santa Claus! La commercialisation de la saison des Fêtes au Québec, 1885-1915
de Jean-Philippe Warren
Éditions Boréal, 2006, 302 p.