Patricio Henriquez : Une dame blanche et le fantôme de Pinochet
Société

Patricio Henriquez : Une dame blanche et le fantôme de Pinochet

Augusto Pinochet mort, croyiez-vous vraiment qu’on en serait débarrassé? Un mois après son décès, le revoilà dans nos salles de cinéma via Le Côté obscur de la Dame blanche, l’oeuvre d’une de ses anciennes victimes, le documentariste montréalais Patricio Henriquez.

Ce n’est pas parce que Pinochet est mort que le Chili retrouvera la paix sociale. Patricio Henriquez en est convaincu. Son pays d’origine ne se débarrassera jamais des séquelles du coup d’État de 1973, comme il l’a constaté en travaillant sur ce film.

Pourquoi le Canada s’intéresse-t-il au 11 septembre 1973? lui a-t-on demandé. Ah, vous avez fui le Chili… Vous êtes donc communiste? Pourquoi devrais-je alors vous faire confiance?

Le militaire, qui interroge ainsi le cinéaste, a finalement témoigné devant la caméra. Mais cet échange, rapporté en entrevue par Henriquez, en dit beaucoup sur le schisme qui sépare les pro-Pinochet des anti-Pinochet, la droite de la gauche.

Le côté obscur, la face cachée, le revers de la médaille, appelez ça comme vous voulez, cet énième document sur le Chili de Pinochet repose sur une série d’oppositions, dans le cadre magnifique de Valparaíso, ville chérie, ville de poètes, mais aussi berceau du coup d’État, berceau de bien des horreurs.

La Dame blanche, le navire-école de la Marine connu aussi sous le nom d’Esmeralda, en est le personnage clé. Ce majestueux voilier, offert au Chili par l’Espagne de… Franco, est la fierté de tout un peuple. D’où la difficulté pour beaucoup d’accepter que des gens aient été détenus, torturés et tués là.

On ne torture jamais dans de jolis endroits, dit le slogan du documentaire. Va, pour des lugubres cachots, des coins peu accueillants, Guantánamo… Mais un voilier tout blanc, tout propre?

Près de dix ans après Images d’une dictature et 11 septembre 1973, le dernier combat de Salvador Allende, Patricio Henriquez replonge dans le passé trouble du Chili. Mais ne lui dites pas qu’il est obsédé par le sujet. Pas plus qu’il ne l’est par l’étiquette d’artiste politisé. Lui, l’auteur de documentaires sur la tolérance envers l’homosexualité (Juchitán des folles, 2002) ou sur les luttes ouvrières des femmes (Les Filles aux allumettes, 1995), se dit simplement cinéaste.

"Je ne me lève pas chaque matin, dit-il, en me demandant quel compte politique je pourrais résoudre. Je ne peux faire un film sans avoir une idée plus concrète."

Le Côté obscur… est né de l’intention de ressasser le passé du Chili en confrontant beauté et horreur. "Ce qui m’intéressait, précise toutefois le cinéaste, c’était le refus de la Marine de reconnaître les actes commis dans l’Esmeralda. Leur manière de les nier. Comment peuvent-ils dire une vérité qui n’en est pas une avec autant d’assurance?"

Patricio Henriquez n’ira pas jusqu’à remercier les militaires, mais disons que leurs témoignages, leurs silences aussi, font la force du documentaire. Précieux et rares – l’homme cité plus haut n’aurait accordé jusque-là qu’une seule autre entrevue -, les anciens généraux donnent des munitions à ceux qui réclament justice. Paradoxalement.

Pinochet n’ayant pas agi seul, sa mort n’efface pas les gestes des autres. Arellano Stark, Benavides, Contreras, Krasnoff, tous des généraux retraités, puis des colonels, des majors, des sous-officiers inculpés d’homicide, d’enlèvement et de "disparitions", restent impunis. Et cette liste, fournie par Amnistie internationale lors de la projection de presse du Côté obscur…, n’est pas exhaustive. Ainsi, aucun marin n’y figure.

Pas étonnant: l’entêtement de la Marine est tel qu’elle refuse de divulguer le nom d’un seul responsable. Question, suppose-t-on, de sauver l’honneur de la Dame blanche. Peine perdue: le film démontre, à travers le récit de trois victimes, que le navire n’est pas immaculé.

Touffu et perspicace, fort de témoignages troublants et d’une caméra qui n’hésite pas à se faufiler là où les manifestants l’attirent, Le Côté obscur de la Dame blanche nous éclaire sur plus d’un point, malgré quelques points nébuleux (on finit par confondre tous ces ex-généraux) et quelques redites (certaines scènes déjà vues). Son grand mérite: celui de confronter un pays à ses plus sombres réalités: la torture et la honte d’hier, l’hypocrisie et l’indifférence d’aujourd’hui.

Au risque de passer pour un éternel pessimiste, Patricio Henriquez est convaincu que même l’arrivée d’une socialiste au pouvoir (Michelle Bachelet) ne changera rien. "Son ministre des finances (Andrés Velasco), note-t-il, est un type qui travaillait aux États-Unis. La première chose qu’il a dit, c’est qu’il ne toucherait pas au modèle en place, puisqu’il marchait bien."

Pour Henriquez, comme pour bien des allendistes, Velasco est un enfant des Chicago Boys, ce groupe d’économistes formés en Amérique du Nord et à qui Pinochet avait confié la gestion du pays. Pinochet est mort, mais pas son Chili.