Bashir Lazhar : Gens du pays
Société

Bashir Lazhar : Gens du pays

Avec Bashir Lazhar, Evelyne de la Chenelière continue sa méticuleuse exploration de la nature humaine et ajoute une corde politique à son arc en évoquant la réalité d’un réfugié politique. L’art de susciter le débat.

Bashir Lazhar, un Algérien, débarque au Québec dans l’espoir d’obtenir son statut de réfugié politique. Puis, à cause de circonstances dramatiques et exceptionnelles, il se retrouve enseignant dans une école primaire. "Il donne la classe, mais peu à peu, on accède à son intimité, à ses réflexions et aux clés qui permettent de comprendre d’où il vient et quels sont les événements tragiques qui l’ont mené au Canada", raconte Evelyne de la Chenelière.

Pourquoi l’auteure a-t-elle placé son personnage dans la peau d’un professeur? "Ça m’est apparu comme indispensable qu’il soit en contact avec des enfants. C’est sa survie", explique l’auteure, avouant également que l’école primaire publique – qu’elle fréquente en tant que mère – est un environnement qui l’émeut. "Pour moi, ce lieu est symboliquement le pouls le plus juste de notre société, ne serait-ce que par les noms sur les listes d’enfants. Je pense au courage des parents immigrants dont les enfants vont apprendre une langue qui leur est étrangère, à eux."

De son côté, Denis Gravereaux, comédien d’origine française, qui interprète Bashir Lazhar, semble particulièrement touché par l’humanité de son personnage. "Même s’il porte une tragédie et un passé très lourd, il n’est pas animé par la haine. Il est plein d’amour et d’une profonde humanité. Il a un regard sur la vie et sur l’enfance qui prédomine tout", souligne-t-il. Pour lui, la beauté de l’oeuvre passe également par la parole intime qu’elle nous livre: "Bashir Lazhar raconte son drame, on va au fond de son être. Cette proximité-là est très belle", enchaîne celui qui se retrouve une fois de plus seul sur scène, juste après avoir interprété maître Échinard dans Le Huissier, un one man show.

DÉSIRS SIMULTANÉS

En 1999, plusieurs impulsions poussent Evelyne de la Chenelière à débuter l’écriture de Bashir Lazhar. D’abord, elle éprouve le désir d’un renouvellement dans sa méthode de travail: "Jusque-là, c’est mon instinct qui me poussait vers des thèmes. Ici, j’ai eu envie de rassembler des faits, des documents, de réaliser un autre genre de travail intellectuel". Puis, avant que le gouvernement canadien ne lève le moratoire sur les déportations vers l’Algérie (en 2002), elle se sent interpellée par la cause des réfugiés politiques. "Je me suis mise à lire des livres, je me suis renseignée auprès d’un cabinet d’avocats spécialisés dans le droit des immigrants. Ça a été très riche pour moi."

L’auteure et le comédien s’entendent pour dire que cette pièce en est une politique et engagée, sans toutefois que ces dimensions occupent une place prépondérante. "Le statut de réfugié politique n’est pas facile à obtenir ici, c’est un dédale d’étapes administratives, et on comprend cela dans le parcours du personnage. Mais on se concentre sur cet homme-là, qui n’est pas enseignant de profession et qui se retrouve en position de communiquer des choses à des enfants. Comment vit-il cela?" explique Evelyne de la Chenelière. "C’est une pièce engagée qui ne nomme pas forcément les choses, ne démonte pas les mécanismes de l’immigration ou de l’éducation. Ces éléments sont abordés, mais toujours du point de vue de l’humain. De là, il se dégage une parole politique", dit Gravereaux.

La mise en scène est assurée par Daniel Brière. "Il a imaginé un univers très évocateur, qui représente à la fois l’école et la prise de parole. Le personnage est presque conscient de partager cette histoire avec le public, parce qu’il déploie concrètement des choses pour la raconter", confie l’auteure.

DROIT DE PAROLE

L’année dernière, une lecture publique de la pièce a eu lieu dans le cadre du Congrès ASSITEJ, tenu à Montréal. Le metteur en scène Daniel Brière avait eu l’idée d’ouvrir une discussion après la présentation, ce qui avait soulevé une foule de questions et d’observations quant à la méconnaissance de la réalité des réfugiés politiques. Voilà pourquoi Bashir Lazhar redevient aujourd’hui objet de médiation culturelle. Après chaque représentation, des discussions auront lieu entre le public et deux jeunes animateurs (Monia Chokri et Ariel Ifergan), comédiens issus de communautés culturelles, qui ont reçu des formations sur le sujet.

Pour favoriser le débat et les échanges, le Théâtre d’Aujourd’hui a d’ailleurs réussi, grâce à un programme spécial de la Ville, à offrir des billets à certaines communautés culturelles ciblées, dont les membres assisteront gratuitement au spectacle et pourront ensuite témoigner de leur expérience personnelle. (Daphné Angiolini)

Jusqu’au 3 février
Au Théâtre d’Aujourd’hui
Voir calendrier Théâtre

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POUR EUX, BASHIR LAZAR, C’EST…

"Bashir Lazhar, c’est l’histoire d’un réfugié politique algérien, d’un battant, car pour décider de quitter son pays, il faut un courage qui n’est pas donné à tous. J’ai été très touchée par la pièce, d’une part, parce que mon père est un immigrant tunisien, mais aussi parce que le sort des réfugiés politiques n’est pas très souvent médiatisé. C’est troublant. Au Québec, on se considère comme une terre d’accueil alors que beaucoup de gens qui cherchent refuge chez nous se font refouler bien que menacés de mort dans leur pays."

Monia Chokri, actrice et animatrice du débat.

"En lisant la pièce d’Evelyne de la Chenelière, j’ai pleuré. Je n’arrivais pas à croire qu’une Québécoise puisse si bien comprendre ce que vivent les survivants, ces gens de toutes origines et religions qui ont vécu des conflits, des guerres et qui sont venus se réfugier ici. Je n’arrivais pas à croire qu’elle puisse aussi bien me comprendre, moi, qui ai vu mes amis mourir en Bosnie, qu’elle puisse mettre des mots sur des émotions que je n’avais jamais réussi à exprimer. Je pense que cette pièce est un cadeau pour tous les immigrants qui ont vécu ce déchirement et qui se sentent isolés, persuadés qu’on ne les comprend pas…"

Seana Pacic, chanteuse et interprète de la voix de la femme de Bashir Lazhar.

"Ce n’est pas un spectacle sur l’immigration en général. C’est d’abord l’histoire d’un individu et une réflexion sur l’éducation. Avec cette pièce, on espère organiser une rencontre avec des gens qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre et leur donner envie de livrer des témoignages personnels, de prendre la parole, de poser des questions. Pour préparer cette rencontre, nous avons rencontré la mère d’Évelyne de La Chenelière, qui est travailleuse sociale dans un bureau d’avocats spécialisés dans le domaine de l’immigration. J’ai découvert une réalité un peu déprimante où les absurdités administratives créent souvent des drames humains."

Ariel Ifergan, acteur et animateur du débat. (Propos recueillis par Mathilde Singer)