Jacques Attali : Après-nous le déluge?
Dans Une brève histoire de l’avenir, une brillante synthèse historique, politique, économique, sociale, technique, écologique et scientifique, Jacques Attali déroule l’Histoire des soixante prochaines années. Un essai futuriste à la fois fascinant et troublant. Entretien avec un visionnaire iconoclaste à l’imagination foisonnante.
Peut-on prévoir et orienter l’Histoire?
"On peut en tout cas en tirer des lois rétroactivement. La question, c’est de savoir si ces lois rétroactives s’appliquent pour le futur? Je pense que oui. J’ai montré qu’il y a des ruptures, des moments où les lois cessent d’être applicables, mais qu’il y a dans l’Histoire une loi fondamentale: l’homme depuis au moins 10 000 ans, ou plus, tente d’obtenir un élargissement de la liberté individuelle. Je crois qu’on peut orienter l’Histoire parce que quand ça va mal et qu’on voit des événements inopinés poindre à l’horizon, on peut s’en écarter. Si vous savez qu’une pierre va vous tomber sur la tête du toit de votre maison, vous pouvez vous en écarter. On peut donc orienter l’Histoire et faire en sorte que l’avenir qu’on prévoit n’ait pas lieu."
Vous prédisez dans votre livre la fin de l’Empire américain.
"C’est une hypothèse plausible. L’Histoire nous apprend que la durée de vie des empires est de plus en plus brève. L’Empire romain d’Orient a duré 1 058 ans; le Saint Empire romain germanique, 1 066 ans; les empires d’Orient, 400 ans chacun; les empires chinois, moins de trois siècles; les empires perses, mongols et européens, au moins deux à trois siècles; l’Empire hollandais, deux siècles et demi; l’Empire britannique, un siècle; l’Empire soviétique, 70 ans; les tentatives impériales japonaises, allemandes et italiennes, moins encore. Les États-Unis, qui sont l’empire dominant depuis quelque cent vingt ans, soit déjà plus longtemps que la moyenne des empires les plus récents, cesseront bientôt de dominer le monde. L’Empire américain ne sera pas éternel. Le retrait, et non le déclin, des États-Unis est certain. Les Américains sont confrontés à tellement de problèmes intérieurs qu’ils vont être de plus en plus enclins à consacrer leur temps à les gérer. Dans vingt ou trente ans, les États-Unis seront fatigués d’être la plus grande puissance politique et militaire du monde, fatigués de l’ingratitude de ceux dont ils auront assuré la sécurité et qui se considéreront encore comme leurs victimes. Ils auront besoin de souffler, de s’occuper d’eux-mêmes, de restaurer leurs finances, de panser leurs blessures nationales, d’améliorer le bien-être de leurs propres habitants, de se recroqueviller sur leurs préoccupations, et surtout de se défendre sur leur propre sol."
L’insularité de l’Amérique favorisera alors l’émergence d’un nouveau monde que vous appelez "polycentrique".
"Après le repli des États-Unis sur eux-mêmes, le monde deviendra polycentrique, avec une dizaine de nations dominantes, dont la Chine, l’Inde, la Russie, le Mexique… Puis, vers 2050, sous le poids des exigences du marché et grâce à de nouveaux moyens technologiques, cet univers polycentrique cédera sa place à un nouvel ordre du monde qui s’unifiera autour d’un marché devenu planétaire, sans États. Commencera alors ce que je nommerai l’hyperempire, qui déconstruira les services publics, puis la démocratie, puis les États et les nations – à la fin du XXIe siècle, il y aura sans doute près d’un millier de nations, mais celles-ci seront de plus en plus affaiblies par les forces du marché."
Selon vous, le Canada sera l’une des dix nations dominantes de ce nouveau monde polycentrique.
"Oui. Le Canada aura à la fois la taille, l’espace géographique et l’évolution climatique nécessaires pour être l’un de ces dix pays dominants, mais à condition d’accueillir et d’intégrer une population beaucoup plus vaste."
Les technologies de l’information joueront un rôle prépondérant dans la nouvelle économie mondiale.
"Absolument. Grâce aux technologies de l’information, allant jusqu’aux nanotechnologies, deux industries domineront l’économie mondiale de demain: les compagnies d’assurances et les industries de la distraction. Pour se protéger des risques, la réponse rationnelle de tout acteur du marché sera, et est déjà, de s’assurer, c’est-à-dire de se protéger des aléas du futur. D’autre part, pour fuir la précarité, chacun voudra se divertir, c’est-à-dire se distancier, se protéger du présent. Ces nouvelles technologies nous feront entrer dans une société qui pourrait s’avérer extrêmement dangereuse parce que le maître-mot sera la surveillance. Ces technologies de plus en plus sophistiquées vont permettre la surveillance et l’autosurveillance, qui seront très délétères pour l’existence de l’humanité car elles conduiront les hommes à être domestiqués et même ultérieurement à être clonés, à devenir des marchandises…"
L’une des phases de votre scénario futuriste est l’"hyperconflit", une guerre dévastatrice qui embrasera toute la planète. L’apocalypse à son zénith!
"J’ai tiré tout naturellement les conséquences de ce que je vois. Je l’écris sans aucune arrière-pensée, mais on arrive à ça. J’espère évidemment qu’on pourra éviter ce scénario apocalyptique. Je le décris pour qu’on l’évite, mais la probabilité qu’il se réalise est immense. L’hyperempire, ce sera la fin de l’État, donc du droit, et le triomphe des gangs de pirates et de mafieux. Les économies criminelles, qui prolifèrent aujourd’hui à l’échelle planétaire, représentent déjà 20 % du PNB mondial. D’ici une cinquantaine d’années, elles représenteront environ 50 % du PNB mondial. Les États ont de moins en moins d’autorité pour lutter contre ces cartels de criminels. Et, quand l’État s’affaiblit, disparaît la possibilité de canaliser la violence et de la maîtriser, les conflits locaux se multiplient, les identités se crispent, les ambitions s’affrontent, les vies n’ont plus aucune valeur. La sophistication des armes et la multiplication des acteurs pourraient même provoquer, au sein de l’hyperempire, un conflit global, un embrasement planétaire, un hyperconflit beaucoup plus destructeur que tous les conflits, locaux ou mondiaux, qui l’auront précédé."
Cet hyperconflit ravageur poussera alors l’humanité à jeter les bases d’une démocratie planétaire, prédisez-vous.
"Ça peut paraître une idée farfelue, mais on parle déjà aujourd’hui de l’émergence future d’un gouvernement planétaire et supranational. L’avènement d’une démocratie mondiale, que j’appelle l’hyperdémocratie, ce n’est pas une lubie mégalomane, c’est un scénario crédible. Avant le milieu du XXIe siècle, l’hyperdémocratie commencera à se manifester dans la réalité institutionnelle du monde. On commencera à débattre sérieusement de la mise en place d’institutions planétaires cohérentes, permettant à l’humanité de ne pas succomber sous les coups de l’hyperempire et d’éviter les ravages de l’hyperconflit. Ces institutions seront constituées d’un empilement d’organisations locales, nationales, continentales et mondiales. En leur sein, chaque être humain vaudra et influera autant qu’un autre.
Le citoyen de cette "hyperdémocratie" sera le "transhumain", un être généreux et humaniste, vaticinez-vous.
""Transhumains", c’est le nom que je donne à l’élite de demain. Altruistes, conscients de l’Histoire de l’Avenir, concernés par le sort de leurs contemporains et de leurs descendants, soucieux d’aider autrui, de comprendre, de laisser après eux un monde meilleur, les "transhumains" se sentiront à la fois citoyens du monde et membres de plusieurs communautés. Ils créeront des structures dans lesquelles le profit est un moyen et non pas une fin et où la fin est le progrès social et le progrès des autres. Les "transhumains" formeront une nouvelle classe créative, porteurs d’innovations sociales et artistiques et non plus seulement marchandes. La microfinance sera un des acteurs majeurs de cet avenir."
Ne craignez-vous pas qu’on qualifie vos conjectures d’utopies ingénues?
"Il faut rappeler que l’utopie n’est, en définitive, que le nom donné aux réformes lorsqu’il faut attendre des révolutions pour les entreprendre…"
Une brève histoire de l’avenir
de Jacques Attali.
Éditions Fayard, 2006, 423 p.