Pop Culture : Au banc des accusés
Société

Pop Culture : Au banc des accusés

"Veuillez vous lever…" entend-on résonner dans la salle d’audience.

Le tribunal étant anormalement achalandé, le murmure de l’auditoire prend du temps à se tarir. En entrant, le premier magistrat grommelle. Il n’aime pas que la justice se travestisse en spectacle. S’il avait voulu faire de la scène, il serait devenu comédien. Il préfère de loin les procès expéditifs et sans histoire. Les membres du jury, pour leur part, semblent pris d’un profond malaise, auquel l’inconfort de leurs chaises alignées n’est probablement pas étranger.

Au banc des accusés: ceux qui croient qu’il est facile d’écrire un roman, représentés par la dernière en liste à qui l’on reconnaît cette affirmation, Andrée Watters.

Le plaignant: les romanciers, reconnus ou non, représentés par Maître Caron.

Première étape du procès: la preuve étiquetée A est déposée. Il s’agit d’un extrait vidéo de l’émission Prochaine Sortie au cours duquel la chanteuse Andrée Watters affirmait projeter l’écriture d’un roman, arguant vouloir se défaire des règles génériques trop contraignantes de la chanson.

Le premier expert appelé à la barre est Bruno Roy, romancier ayant soutenu une thèse de doctorat sur la chanson québécoise en 1992.

Maître Caron s’avance.

À combien de temps évaluez-vous le travail nécessaire à la rédaction d’un roman?

"En moyenne, ça me prend deux ans. Le manuscrit que mon éditeur a entre les mains, ça fait 30 ans que j’en ai l’idée. J’avais tenté de faire un premier jet dans les années 1970, mais je n’avais pas trouvé le bon angle. J’avais écrit l’équivalent de 200 pages. En 2004, j’ai tout relu et, de tout ce que j’avais fait, je n’ai gardé qu’une phrase."

Selon votre expertise, en quoi le roman est-il un genre exigeant?

"C’est le déploiement de l’histoire qui est exigeant. Elle doit être rigoureuse. Il faut non seulement qu’elle soit vraisemblable, mais que le lecteur y adhère."

Bruno Roy est remercié de sa collaboration et laisse sa place au deuxième témoin. Il s’agit de Nadia Roy, responsable des communications aux éditions Triptyque. L’interrogatoire peut reprendre.

Combien de manuscrits recevez-vous chaque année?

"Tous genres confondus, nous en recevons environ 400. C’est sûr que ça varie beaucoup d’une année à l’autre."

Sur ce nombre, combien sont publiés?

"Environ 25 titres. Jamais plus de 30."

Donc, bon an mal an, un peu plus de 90 % des manuscrits sont refusés. Après l’acceptation d’un manuscrit, à combien de temps évaluez-vous le travail d’ajustement nécessaire à la publication finale?

"Ça dépend des auteurs, mais tout le processus de production prend un certain temps. Il faut commencer à se préparer au mois de mai pour les sorties de l’automne. Le livre doit absolument faire l’objet d’un consensus. Mais c’est rarement plus d’un an."

ooo

LE PLAIDOYER DE MAITRE CARON

Votre honneur, distingués membres du jury… Devant vous ont défilé des experts qui ont témoigné du travail effectué par les romanciers et les éditeurs. Nous avons fait la preuve hors de tout doute que la rédaction d’un roman impose des exigences qui ne doivent pas être amoindries. En effet, s’il est indéniable que l’écriture de chansons est contraignante, le genre romanesque n’en est pas pour autant libre de toute entrave, ni sur le plan de l’écriture ni sur celui de son édition.

C’est pourquoi nous croyons qu’Andrée Watters, comme bien d’autres avant elle, a sous-estimé les exigences du roman. Tous les doutes sont maintenant dissipés: elle doit être déclarée coupable et être soumise à une sentence exemplaire, afin de décourager d’autres paroliers de se prononcer avec légèreté quant à la difficulté d’écrire un roman.

Le jury se retire, et pendant qu’il délibère, l’auditoire en profite pour se dégourdir les jambes. On parle de tout et de rien, on rit beaucoup. Puis, le greffier annonce que le jury a terminé sa délibération. On se donne du coude, il y a quelques bousculades, puis on reprend place dans l’arène judiciaire.

VERDICT

"Est-ce que les jurés se sont entendus sur un verdict?" demande le juge déjà exaspéré.

"Oui, votre honneur."

Le juré en chef arbore un air solennel et pompeux, conscient du rôle crucial qu’il s’apprête à jouer.

"Au chef d’accusation d’avoir diminué la valeur et la portée du travail des romanciers, nous déclarons l’accusée COUPABLE. À celui de l’avoir fait délibérément et en toute connaissance de cause, nous déclarons l’accusée NON COUPABLE."

SENTENCE

Le juge, heureux de voir se terminer ce procès sans qu’il ne se soit éternisé, fait la lecture de son jugement: "L’accusée est donc condamnée à une peine de deux ans avec sursis, à purger dans la collectivité. Elle devra se soumettre à l’écriture d’un roman avant de pouvoir se prononcer à nouveau sur les contraintes génériques liées à l’écriture romanesque."

Le maillet tombe avec un bruit sec. La justice culturelle a parlé.

Bonne chance pour l’écriture de votre roman, Madame Watters.