J’aurais voulu changer de disque. Juré, si je remets encore le même qui est un peu scratché, c’est pas faute d’avoir essayé de faire autrement.
En fait, puisqu’il a dérapé à la première courbe un peu hasardeuse, j’aurais préféré que ce débat devienne une sorte de musique d’ascenseur. Qu’à l’instar de ceux qui l’ont précédé, il se transforme en un bruit de fond qu’on peut aisément ignorer, une mélodie qui se délite rapidement dans le brouhaha de la nouvelle jetable et de l’éternel recommencement médiatique.
Ben non. Au contraire, l’écho dont je parlais la semaine dernière s’amplifie. Et par moments, c’en est carrément insoutenable. Au point où je ne peux même plus souffrir l’expression accommodement raisonnable tellement il se profère d’imbécilités à ce sujet.
Mais je vous disais que je n’arrive pas à changer de disque, et c’est bien sûr la faute à la surenchère médiatique, mais aussi à de récentes lectures qui, passées à travers le filtre de l’actualité, agissent comme une sorte de révélateur, au sens photographique du terme.
Des observations de cette époque où le citoyen contrôle supposément l’information et qui sont autant d’explications au vacarme provoqué par l’affaire de Hérouxville.
La première est tirée de Parlons travail, un recueil d’entretiens conduits par le romancier américain Philip Roth en compagnie de quelques éminents consorts. Parmi eux, Milan Kundera conclut la discussion en nous tendant un miroir qui met en évidence ces inclinations de l’esprit qui nous font halluciner des crises nationales et délirer des appels à l’aide au premier ministre sur un plateau de télé.
"La bêtise des hommes vient de ce qu’ils ont réponse à tout, tranche Kundera. Le romancier apprend au lecteur à appréhender le monde comme question. Il y a de la sagesse et de la tolérance dans cette attitude. […] [Mais] il me semble qu’à travers le monde, les gens préfèrent aujourd’hui juger plutôt que comprendre, répondre plutôt que demander, si bien que la voix du roman peine à se faire entendre dans le fracas imbécile des certitudes humaines."
Comme s’il cherchait à prolonger la pensée de Kundera, Harry G. Frankfurt, un prof de philo de Princeton, termine son essai De l’Art de dire des conneries en expliquant les origines de ce fracas: "Le baratin devient inévitable chaque fois que les circonstances amènent un individu à aborder un sujet qu’il ignore. La production de conneries est donc stimulée quand les occasions de s’exprimer sur une question donnée l’emportent sur la connaissance de cette question. […] Des exemples très semblables naissent de la conviction répandue dans les démocraties qu’il est de la responsabilité du citoyen d’avoir une opinion sur tout, ou du moins sur l’ensemble des questions liées à la conduite des affaires de son pays."
Bref, on multiplie les plateformes où l’on invite le citoyen à s’exprimer (lignes ouvertes, courriers du lecteur, blogues, etc.), mais le citoyen n’est que rarement appelé à poser des questions ou à réfléchir. Ce qu’on réclame de lui, c’est une opinion. Peu importe qu’elle soit fondée sur un ramassis de préjugés, d’histoires tronquées, d’informations erronées, le citoyen s’exprime et c’est tout ce qui importe.
Des sujets aussi éloignés que la piètre performance du Canadien et le respect de la charte des droits et libertés sont ainsi traités de la même manière, avec la même désinvolture, trahissant le principal souci médiatique de faire un bon show tout en se cachant derrière l’idée, fallacieuse, d’une démocratisation de l’information.
En cette ère de communications, nous n’avons jamais eu accès à autant d’info, nous n’avons jamais eu pareille possibilité de nous faire entendre. Mais nous vivons aussi une époque où l’éducation a choisi des visées essentiellement productivistes, cherchant à former des travailleurs efficaces plutôt que des citoyens éclairés auxquels on aurait donné les outils – philosophiques, historiques et culturels – leur permettant de profiter de cette voix qui leur est offerte afin de commenter les affaires de "la cité".
En résulte cet explosif mélange de démocratie participative et d’ignorance duquel émane bien du boucan, trop souvent provoqué par l’affligeant spectacle de notre bêtise.
Ou si vous préférez, comme l’écrit avec humour un journaliste du webzine Salon, il ne faut pas se surprendre si, son amplificateur poussé au maximum, l’expression de la conscience collective sonne parfois comme une mauvaise toune de Motley Crüe.