Société

Desjardins : Le cul ne fait que suivre

Karine devait avoir dans les 23 ans, pas plus. Visage rousselé, la peau lisse et blanche presque diaphane. Même de loin, sous les néons, on distinguait la complexe circuiterie de son système veineux. Et un peu ses vergetures aussi.

Quand elle parlait, buvait, fêtait ou dansait toute nue sur la scène, trémoussant paresseusement son cul et ses seins, Karine traînait derrière elle, comme un parfum âcre, une sorte de lassitude. Pas de la tristesse. Pas une blessure. L’ennui ordinaire du fonctionnaire le vendredi après-midi, l’emmerde de la réceptionniste du bureau d’avocats, le coup au moral du temps qui s’étire indûment dans un boulot mortel, peu importe sa nature.

À l’opposé, il y avait Vanessa, l’exaltée qui, du haut de ses 20 ans, faisait exploser sa sexualité comme le pétard qu’elle était, enflammant le spectateur d’un seul regard, juchée sur ses jambes interminables du haut desquelles elle faisait cracher leur cash aux plus timorés, aux plus radins de tous les assoiffés de cul qui remplissaient la place.

Entre Karine et Vanessa, une panoplie de travailleuses du sexe de tous les genres: la poudrée, la mère de famille, celle qui veut retourner à l’école, celle qui va à l’école pour vrai, l’alcoolo, l’abusée farouche, la businesswoman qui compte son fric sans arrêt, celle qui roule sa bosse depuis trop longtemps, la rompue par la vie, la junkie, celle qui fait parfois la pute, l’intellectuelle qui intellectualise sa job et d’autres qui étaient un peu de tout cela. Ou qui allaient le devenir.

Et moi? J’avais l’âge de Karine environ. Plus une cenne, pas de job. On venait de me virer de la précédente où je vendais des godasses. Je suis passé devant le bar en me disant, un peu désespéré: why not? J’ai fait demi-tour, suis entré, j’ai remis mon CV au gérant.

-T’as de l’expérience comme DJ?

-Pas mal, oui.

Il m’a engagé sur-le-champ. J’ai donc bossé dans le même bar que ces filles-là pendant trois mois.

Trois mois à regarder les mêmes femmes, soir après soir, reprendre leur routine sur la scène comme on fait le ménage dans ses courriels. Comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Trois mois à leur parler, à écouter leurs histoires, à m’engueuler avec elles, à les voir racoler, extorquer, se saouler.

Trois mois, donc, à emmagasiner de l’information pour finalement m’en servir maintenant, presque 10 ans plus tard. Pourquoi? Pour répondre à cette lectrice courroucée qui m’écrivait à propos de ma chronique d’il y a trois semaines sur la nouvelle pudibonderie:

"M. Desjardins, vous avez habitué vos lectrices et lecteurs à une prose bavarde et à un manque sérieux d’esprit critique, mais là, vous atteignez des sommets. Dans votre esprit, la pornographie n’est qu’une simple manifestation, naturelle et inoffensive, du désir de séduction. Mais sur quelle planète vivez-vous, bon sang! La pornographie est une INDUSTRIE, une industrie qui fait des milliards sur l’exploitation du corps des femmes. Ai-je besoin de vous apprendre que dans la porno, les femmes-marchandisées sont les objets et les hommes-consommateurs sont les sujets? Il n’y a aucune place pour le désir des femmes dans ce rapport, il ne s’agit pas de sexualité (qui repose sur le désir mutuel) mais de domination. Avez-vous déjà ressenti le désir de tourner autour d’un poteau pour séduire votre compagne? Je gagerais que non. Ce n’est pas de la "pruderie", c’est de la sociologie, et, oui, c’est une analyse féministe."

Ce qui me frappe le plus souvent avec la sociologie, c’est sa capacité à relever des évidences pour les déguiser en analyses savantes. Ah oui? L’industrie de la porno fait des milliards? Pas vrai! Sérieux? On y transforme les femmes en marchandises et les hommes y sont les clients? Meuhh!?! J’vous crois pas.

Trêve de sarcasmes: vous seriez surprise, Madame Chose, de comment ce rapport peut parfois s’inverser dans les bars de danseuses. De comment les victimes deviennent aussi parfois les bourreaux, de comment tout est beaucoup plus flou que vous ne le voudriez, car cela simplifierait tellement les choses.

Mais ce qui m’intéresse dans votre révolte face à l’industrie de la porno, c’est la difficulté que nous avons à nous extraire de la morale pour regarder le phénomène froidement. Pour constater comment certaines femmes ont retourné les idées du féminisme comme on retourne un gant.

Prenez Karine à qui j’ai dit, un soir qu’on prenait une bière après le shift: pourquoi tu vends ton cul de même? T’es pas conne, tu pourrais faire la job que tu veux, non?

-Pour l’argent, tapon. Je suis pas exploitée comme t’as l’air de penser. Je peux faire 500 $ par soir. Pas d’impôts. Les belles idées sur le féminisme, tsé, ça paye pas mon train de vie. Et puis c’est mon corps, j’en fais ce que je veux.

Retourner le message comme un gant, vous disais-je. Comme la fille au bureau à côté du vôtre qui s’habille sexy pour se faire payer des verres au bar.

La réappropriation du corps comme on récupère, tel que vous le diriez justement, une marchandise qui nous appartient. Je le signale en toute absence de jugement moral, je répète ce que j’ai entendu, je rapporte ce que j’ai vu. Et contrairement à vous, je ne suis pas dans la théorie, mais dans le réel.

Et dans le réel, notre idéal de société, c’est de faire le plus de fric possible le plus rapidement possible. Votre morale est donc d’autant plus vaine qu’elle s’écrase sur cette amoralité ambiante qui a érigé l’argent facile en ultime vertu.

Le cul, comme d’habitude, ne fait que suivre.