Rachid Bouchareb : Héros oubliés
Société

Rachid Bouchareb : Héros oubliés

Avec Indigènes, Rachid Bouchareb signe un grand film de guerre et rend justice aux milliers de soldats du Maghreb et d’Afrique noire qui se sont battus pour la France avant de sombrer dans l’oubli.

Bien peu savent que durant la Seconde Guerre mondiale, la France a puisé 600 000 hommes dans 23 de ses colonies afin qu’ils défendent ses couleurs auprès des soldats français, dont plusieurs ont été tués ou faits prisonniers dans des camps. Lors de la fin de la décolonisation, au début des années 1960, la France gèle les retraites et les pensions d’invalidité des anciens combattants de son ex-empire colonial. Dès lors, les anciens combattants du Maghreb et de l’Afrique noire perçoivent une pension pouvant être 10 fois moins élevée que celle de leurs frères d’armes français; les plus chanceux d’entre eux arrivent à toucher 30 % de leur pension.

En 1996, Amadou Diop, ancien tirailleur sénégalais, brise enfin le silence en portant plainte contre l’État français. Cinq ans plus tard, le Conseil d’État lui donne raison à titre posthume et ordonne qu’on lui verse la totalité de sa pension. Au total, la France doit 1,85 milliard d’euros à ses 80 000 anciens combattants. Bien que plusieurs gouvernements s’engagent à rembourser cette dette, dont Jacques Chirac qui avait inscrit à son budget 120 millions à cet effet en 2004, rien n’est pourtant réglé. Contre toute attente, c’est un film, lancé au Festival de Cannes, qui changera le cours de l’histoire.

RÉCRIRE L’HISTOIRE

Avec Indigènes, Rachid Bouchareb (Little Senegal) remédie à la situation des anciens combattants en racontant les exploits de guerre de quatre Maghrébins (Roschdy Zem, Samy Naceri, Jamel Debbouze et Sami Bouajila) et de leur sergent-chef pied-noir (Bernard Blancan, lauréat avec ses quatre comparses du prix d’Interprétation masculine à Cannes) dont les noms n’ont jamais paru dans les manuels d’histoire.

À la veille de sa sortie en France, Indigènes était déjà un succès puisque le réalisateur et les acteurs le présentaient en tournée depuis quelques semaines: "Le débat s’ouvre en France et changera la société, mais ça prend du temps", avait clamé fièrement le réalisateur français d’origine algérienne, chaleureusement applaudi par les spectateurs du Festival International du Film de Toronto où nous l’avons rencontré en septembre.

CHANGER LE MONDE

Plus qu’un film d’histoire, Rachid Bouchareb a signé avec Indigènes une page d’histoire: "En tout cas, on a participé à épaissir le livre d’histoire, avoue-t-il modestement. Dans les pays du Maghreb et de l’Afrique, un film comme ça, c’est quelque chose! Pourquoi? Dans le cinéma français, on n’a jamais eu de personnages comme ça qui, tout d’un coup, comme nous y a habitués le cinéma américain, libèrent l’Europe. Et en plus, ces personnages de libérateurs sont doublés d’un problème qui n’est pas résolu et sur lequel des chefs d’États africains et nord-africains militent depuis tant d’années, pour que la France et ses gouvernements successifs paient ses dettes à ses survivants."

Bouchareb poursuit: "Ça va faire quelque chose et ça fait quelque chose parce que nous, on a rencontré Chirac pour parler de ça, le président sénégalais nous invite début octobre, on nous invite en Algérie aussi, au Maroc, bien sûr, puisqu’il a soutenu le film. Une représentation cinématographique, c’est plus concret, c’est un tract vivant. Je traverse la France en ce moment et je vois tous ces enfants et petits-enfants d’anciens combattants qui nous remercient de leur donner cette image qui va leur rendre la fierté et la dignité."

PASSÉ GLORIEUX

Après avoir lancé l’appel à 12 000 professeurs d’histoire, l’équipe d’Indigènes avait rencontré Jacques Chirac. Bouleversé par le film, le président de la République avait alors promis de payer la pension dont sont privés depuis 1959 ces héros oubliés: "On doit récrire l’histoire, toute l’histoire, pas qu’une histoire", avait lancé avec ferveur le cinéaste au public torontois, quelques jours avant d’apprendre la grande nouvelle qui allait accompagner la sortie de son film le 27 septembre 2006.

Il aura fallu plus de 60 ans avant de découvrir cette page occultée de l’histoire française. À qui devrait-on faire porter le blâme? "Ce passé enfoui, explique le réalisateur, c’est comme dans une famille où plein de choses se retrouvent au placard: à un moment ou à un autre, ça revient. Il n’y a pas de complot qui dit qu’on ne doit pas parler de toutes ces choses, mais la France est une société qui respire mal. Tout d’un coup, elle manque d’oxygène, elle veut donc aller plus loin dans son histoire et dans sa relation avec les figures vivantes. En France, il y a des musulmans, des millions d’immigrés, enfants et petits-enfants de ces gens-là. Et il y a les Français qui ont envie de savoir, des professeurs d’histoire et des enseignants qui découvrent, çà et là. Tout le monde se rend compte que les livres d’histoire ne sont pas totalement écrits. Naturellement, à un moment ce linge sale remonte et ce qui est intéressant, c’est qu’on le lave tous ensemble."

Selon Bouchareb, ce trop long silence serait typiquement français et dû en partie à la paresse des réalisateurs: "En France, il y a une autocensure et tout le monde se complaît dans cette idée de complot (qui n’existe pas) selon lequel on étouffe l’histoire. Un jour, j’ai décidé de faire mon film, et ça s’est fait. Plus personne ne pourra faire de films sur la Seconde Guerre mondiale sans ces combattants. On dit toujours qu’il n’y a pas de film sur la guerre d’Algérie, mais quel cinéaste s’est réellement mis au travail? C’est aussi ça, le problème."

Le cinéaste va plus loin: "On fait des films sur la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Indochine, etc., et jamais on ne voit dans les tranchées des soldats noirs ou maghrébins. Des centaines de milliers de ces soldats se sont retrouvés dans des camps allemands, mais jamais on ne va en parler. Joyeux Noël, Les Sentiers de la gloire, c’est pareil! Ça ne reflète pas la réalité. Les cinéastes sont fainéants, il faut les pousser! Sans le savoir, le cinéma français a fait la même chose que De Gaulle, c’est-à-dire, mettre les Métropolitains devant les Africains. Il faut faire un effort, aller au-delà de l’histoire officielle. Moi, je veux faire un film sur la guerre d’Indochine, parce que ce qu’on a vu, ce n’était pas la réalité. Alors, je veux récrire cette page-là."

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"JACQUES, IL FAUT FAIRE QUELQUE CHOSE!"

Ce cri du coeur, c’est celui de Bernadette Chirac à la sortie de l’avant-première d’Indigènes le 5 septembre 2006. Il semble que la première dame ait eu une bonne influence sur son mari, qui avait déjà rappelé le jour de la fête nationale qu’il fallait dégeler les pensions des anciens combattants, puisque le 27 septembre, Jacques Chirac annonçait l’abolition des discriminations entre les tirailleurs et les soldats français. Ce jour-là, à la sortie du Conseil des ministres, Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux Anciens combattants, a affirmé: "À compter du 1er janvier 2007, la retraite du combattant et les pensions militaires d’invalidité seront égales pour tous les anciens combattants de l’armée française, qu’ils soient de nationalité française ou de nationalité étrangère".

En salle le 23 février