Graham Fraser : To bilingue or not to bilingue?
Au Canada, les anglophones sont beaucoup plus bilingues que les francophones, rappelle Graham Fraser dans un livre consacré aux 40 années de politiques linguistiques nationales. Une radioscopie étonnante de la situation linguistique au Canada faite par un ex-journaliste anglophone passionné par la langue française, devenu entre-temps commissaire aux langues officielles.
À la lecture de votre livre, on a l’impression que le bilinguisme officiel au Canada est plus un voeu pieux qu’une réalité tangible.
"Malgré le constat d’échec, il y a aussi des signes positifs très prometteurs. Les morceaux pour une politique linguistique fonctionnelle existent, mais ils sont mal emboîtés. Des progrès importants ont été faits dans la fonction publique fédérale, où au moins trois fois sur quatre un francophone reçoit un service dans sa langue maternelle. Il y a aujourd’hui au Canada 300 000 étudiants en immersion française. D’après un sondage commandité dernièrement par Radio-Canada, 80 % des Canadiens appuient la politique du bilinguisme officiel.
Le problème, c’est qu’il y a certaines cassures dans l’écologie linguistique du Canada, des choses qui ne se rejoignent pas. Par exemple, les universités n’encouragent pas les étudiants anglophones à apprendre le français. Ces institutions considèrent le français non pas comme une langue nationale, qui devrait être correctement apprise par tous les jeunes universitaires canadiens, mais comme une langue étrangère, à l’instar de l’espagnol, de l’italien, de l’allemand… Nos universités ne préparent pas les jeunes Canadiens à participer pleinement à la vie nationale."
Il y a trois secteurs nationaux importants où l’application de la politique du bilinguisme officiel bat sérieusement de l’aile: les Forces armées, le transport aérien – Air Canada – et le sport. Ça vous inquiète?
"Ça m’attriste et ça me déçoit beaucoup. Ces trois entités sont des symboles nationaux canadiens très importants. Elles ont l’obligation de faire davantage d’efforts pour appliquer d’une manière pointilleuse la Loi sur les langues officielles et promouvoir le bilinguisme. Chacune de ces trois institutions fait des efforts en matière de bilinguisme, mais avec un succès très mitigé."
Vous regrettez qu’il persiste toujours au Québec un mythe tenace selon lequel la majorité des Canadiens seraient unilingues et réfractaires à apprendre le français.
"Au Québec, très nombreux sont ceux qui partagent la conviction profonde que les Canadiens anglais ne parlent pas le français. Pourtant, le recensement de 2001 a révélé que 1,3 million de Canadiens anglophones de naissance vivant à l’extérieur du Québec sont bilingues, tout comme 67 % des Québécois anglophones, comparativement à 37 % chez les Québécois francophones. De même, la proportion de jeunes Québécois bilingues est maintenant beaucoup plus élevée chez les anglophones que chez les francophones. La loi 101 a contribué à créer un contexte de valorisation du français dans la communauté anglophone québécoise. Les anglophones qui ont décidé de faire leur vie au Québec se sont rendu compte que la langue de la société québécoise, c’était le français. Désormais, la minorité anglophone québécoise vit comme n’importe quelle autre minorité dans le monde: elle apprend la langue de la majorité."
D’après vous, l’unilinguisme en ce début du 21e siècle est "une grande incongruité" qui pourrait jouer de mauvais tours aux Québécois.
"Près de quatre millions de Québécois francophones sont unilingues. Les Québécois qui habitent à l’extérieur de Montréal entendent rarement de l’anglais et ont peu de raisons de parler cette langue qui leur est étrangère. Il y a un élément positif et un élément négatif dans l’unilinguisme de ces quatre millions de francophones. L’élément positif, c’est que c’est un signe patent de réussite de la société québécoise. Les Québécois francophones ont atteint une autosuffisance économique, culturelle et sociale qui fait en sorte que c’est possible d’être au Québec ministre, sous-ministre, professeur d’université, maire, homme d’affaires, millionnaire… sans parler un mot d’anglais. Ça reflète la force et le dynamisme de la société québécoise. Mais cet unilinguisme colporte aussi un élément négatif. Dans un contexte de mondialisation, l’unilinguisme n’est pas un signe très prometteur. Si le Québec veut participer à une économie qui est de plus en plus mondiale, il devra composer avec une réalité incontournable: la langue internationale dans le monde des affaires est l’anglais. Plus le Québec s’insérera dans l’économie mondiale, plus cette majorité d’unilingues se sentira exclue. S’ils ne veulent pas rater le train effréné de la mondialisation, les jeunes Québécois ont intérêt à apprendre et à parler l’anglais."
Les souverainistes québécois sont résolument convaincus que le bilinguisme officiel au Canada est un leurre et un échec patent. Ce jugement sévère vous agace-t-il?
"Les souverainistes sont convaincus qu’il n’y a pas de place pour un Québec francophone au sein du Canada. Je crois que ce raisonnement maximaliste est intimement lié à la question linguistique. C’est vrai qu’il y a des souverainistes qui prônent l’indépendance du Québec pour des raisons sociales. Ces derniers rêvent de bâtir une société pleinement social-démocrate dans un pays indépendant. Mais c’est certain que le moteur du mouvement souverainiste a toujours été la question linguistique. Je ne veux pas faire un procès d’intention aux souverainistes. Je ne prétends pas que ces derniers exploitent la question linguistique d’une manière cynique. Mais je pense que le cheminement personnel d’un grand nombre de souverainistes s’explique par leur grande déception à l’endroit du système fédéral canadien, à cause de leur expérience d’avoir été méprisés comme francophones. Les avancées et les succès du bilinguisme officiel les ulcèrent profondément car ils remettent en question leur dessein politique."
Vous affirmez dans votre livre que les pays les plus bilingues sont les pays unilingues.
"C’est le grand paradoxe d’une politique des langues officielles. Il y a toujours eu un grand malentendu quant aux objectifs de la Loi canadienne sur les langues officielles. Celle-ci existe pour protéger les unilingues et les communautés minoritaires et non pour contraindre les Canadiens à devenir bilingues. Aux États-Unis, qui ne sont pas un pays bilingue, tout le monde, peu importent les origines ethniques ou culturelles, doit obligatoirement apprendre l’anglais. Au Canada, il y a quatre millions de francophones unilingues. La loi sur le bilinguisme les encourage à apprendre l’anglais, mais ne les force pas."
Sorry I don’t speak French. Ou pourquoi quarante ans de politiques linguistiques au Canada n’ont rien réglé… ou presque
de Graham Fraser
Éditions Boréal, 2007, 414 p.