Société

Desjardins : La culture du mépris de la culture

C’est Frédéric Beigbeder qui rapporte l’anecdote dans l’excellente chronique qu’il signe tous les mois au magazine Lire.

Il y a un peu plus d’un an, Nicolas Sarkozy, actuel ministre de l’Intérieur, pressenti comme le prochain président de France, se moquait de certaines questions posées au concours pour l’obtention des postes de fonctionnaires. Plus précisément, des questions portant sur La Princesse de Clèves.

Qu’est-ce que La Princesse de Clèves? Rien de moins que le roman fondateur de la littérature française. Écrit par Mme de La Fayette en 1678, il relate le dilemme moral d’une jeune aristo, mariée, mais qui tombe amoureuse d’un autre homme. Mme de La Fayette narre ce drame sentimental dans une langue vive, un français luxuriant qui n’épargne ni les détails d’un corsage ni ceux des tortueux méandres de l’âme.

Ce qui n’émeut pas particulièrement celui qu’on désigne déjà comme le successeur de Jacques Chirac: "Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle!" aurait lancé le venimeux Sarko, faisant ainsi preuve d’un double mépris: celui des employés de l’État, des gens ordinaires, et celui de la littérature du pays qu’il compte diriger.

Plus près d’ici, en conférence de presse cette semaine, le MAL (Mouvement pour les arts et les lettres) déplorait l’absence totale de la culture et de son financement dans les discours des différents partis politiques. Nos dirigeants bombent le torse et s’enorgueillissent des réussites à l’étranger de la culture québécoise qu’ils brandissent comme un trophée, mais ils s’effacent lorsque vient le temps d’en défendre l’importance en campagne électorale, affirment les artistes québécois.

"On est à la limite du mépris", disait Stanley Péan, président du MAL, lors d’une brève entrevue téléphonique.

Cela dit, faut-il se surprendre que, de part et d’autre de l’Atlantique, le culturel soit devenu quantité négligeable aux yeux du politique? Faut-il s’étonner que les arts et leur connaissance comme faisant partie d’une formation citoyenne au sens large soient ainsi balayés du revers de la main?

Tristement, la réponse saute aux yeux, tandis que l’explication à cette lassitude se révèle d’une simplicité désolante.

En fait, elle se résume à ce paragraphe où Beigbeder aborde la dérive fonctionnaliste de nos dirigeants en prenant la parole à leur place: "En quoi La Princesse de Clèves peut-elle nous aider à réformer l’économie de notre pays? Que peut Mme de La Fayette pour résorber le chômage des jeunes et le déficit des comptes sociaux? Bref, quelqu’un peut-il me dire à quoi sert cette romance d’une aristocrate éplorée?"

De la même manière, on pourrait se demander ce que Jacques Poulin changera au déséquilibre fiscal. Si les films de Michel Brault nous apporteront des réductions d’impôts. Ou encore, si les tableaux de Riopelle et Borduas sauront nous assurer une réduction de la taille de l’appareil étatique sans toutefois miner les services.

Bref, à quoi sert la culture en dehors de la business de la culture? Quelle est l’utilité de l’art dans une société obsédée par les affaires, l’argent, le pouvoir d’achat?

À rien, sinon au divertissement?

Je n’ai rien contre les chiffres. Je n’ai rien contre les budgets, les investissements et toute cette essentielle fiscalité dont on nous gave en campagne électorale.

Sauf que les chiffres n’ont pas d’âme.

Quelque 300 millions promis en éducation, cela ne nous dit rien sur le contenu de cette éducation. Affirmer qu’il s’agit d’un investissement pour l’avenir, cela ne nous dit pas non plus de quoi nous souhaitons que cet avenir soit constitué.

Pas du tout innocent, ce lien que je fais ici entre l’art et l’école est d’une importance capitale. Même qu’il expose en bonne partie l’origine de la fracture.

"Bien que ce soit un important élément de cohésion sociale, le maillage entre culture et éducation ne se fait pas", affirme Péan. Et il a parfaitement raison. La faillite de l’école ne se résume pas qu’à cet analphabétisme fonctionnel auquel nous faisons face, mais il s’étend jusque dans la globalité de la formation citoyenne qu’on a oubliée sur le bas-côté du chemin de la pédagogie.

Pas étonnant, donc, que nos politiciens ignorent la culture en campagne électorale, que le reste de l’agenda politique soit écrasé par le rouleau compresseur des enjeux économiques. Pas étonnant, puisqu’on n’accorde que si peu de valeur à la culture dans cette société où l’on nous apprend dès le plus jeune âge qu’elle ne nous servira sans doute à rien, la preuve étant qu’on ne se donne pas la peine de nous en inculquer la passion comme on s’évertue à le faire avec les sciences.

Pas étonnant que le concept de beauté nous devienne peu à peu étranger. Que les discours voulant que l’art soit l’expression de notre intelligence au même titre que l’aéronautique ne séduisent pas.

Dans ces conditions, pas étonnant non plus que l’électeur n’en ait rien à foutre de la culture. Et donc, que le politicien s’en lave les mains.