Joseph Stiglitz : Démocratiser la mondialisation
Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie 2001, ancien conseiller économique de Bill Clinton, ex-économiste en chef de la Banque mondiale, aujourd’hui professeur à l’Université Columbia, a conçu un ambitieux programme pour "démocratiser" la mondialisation. Entrevue exclusive avec un économiste iconoclaste devenu l’un des maîtres à penser du courant altermondialiste.
Vous affirmez que la mondialisation ne marche pas. Pourquoi?
"Je ne suis pas un détracteur farouche de la mondialisation, mais un défenseur lucide d’une mondialisation plus démocratique, qui puisse être bénéfique pour toute l’humanité et pas seulement pour les plus riches, comme c’est le cas actuellement. La mondialisation a eu des effets pervers en ce qui a trait au développement des pays pauvres. Il est incontestable qu’il y a eu une croissance économique grâce à la mondialisation, mais les bénéfices de cette croissance n’ont pas été partagés de façon équitable. Ce n’est pas la mondialisation en tant que telle qui est à critiquer, c’est la façon dont elle a été mise en oeuvre et dont elle est gérée aujourd’hui, surtout par les États-Unis, seule superpuissance économique mondiale détenant le contrôle, quasi absolu, des principaux leviers financiers qui façonnent la globalisation économique. L’unilatéralisme américain met en péril la mondialisation. Depuis la fin des années 80, les États-Unis se sont escrimés à répandre partout dans le monde l’idéologie du libre marché. Les promoteurs de ce capitalisme sauvage sont résolument convaincus que le meilleur moyen d’aider les pauvres consiste à encourager la croissance économique pour que ses bienfaits se diffusent naturellement. Le laisser-faire a toujours donné des résultats piteux. Aujourd’hui, nous constatons, impavides, qu’une croissance économique effrénée nuit considérablement à l’environnement, aggrave les inégalités socioéconomiques, affaiblit la diversité culturelle, favorise les profits des multinationales au détriment des simples citoyens, génère de la violence sociale…"
Pourtant, grâce à la mondialisation, des pays en voie de développement, notamment en Asie de l’Est, ont connu ces dernières années un essor économique impressionnant.
"C’est vrai. Le succès économique des pays de l’Asie de l’Est est dû à la mondialisation. Ces contrées ont tablé sur l’ouverture, le développement de marchés compétitifs, la diffusion des connaissances et la création de capital humain. Mais ce qui importe, c’est que l’Asie de l’Est a géré toute seule son développement économique. Par exemple, elle ne s’est ouverte aux importations que de façon graduelle et n’a pas ouvert ses marchés de capitaux aux flux spéculatifs, faisant ainsi fi des injonctions édictées par le Fonds monétaire international (FMI). Mais ailleurs dans le Tiers Monde, l’échec de la mondialisation est patent, surtout dans les pays latino-américains. L’Amérique latine a appliqué d’une manière pointilleuse les politiques concoctées dans le cadre du "Consensus de Washington", forgé par le FMI, la Banque mondiale et le Trésor américain – institution représentant les États-Unis au sein du Conseil des gouverneurs du FMI. Il s’agit d’un ensemble de recettes économiques basées sur l’austérité fiscale, l’élimination des barrières douanières, la libéralisation des marchés de capitaux, la déréglementation des secteurs économiques les plus névralgiques, la privatisation des entreprises publiques… Une vision néolibérale débridée, régie par les impératifs de Wall Street, ignorant totalement les intérêts et les besoins fondamentaux des pays les plus pauvres. Le résultat a été dévastateur: instabilité économique et politique, accroissement de la pauvreté et du chômage, hausse vertigineuse des prix des aliments de base – farine, pain, sucre…"
Le retour en force du populisme antiaméricain en Amérique latine, incarné aujourd’hui avec vigueur par le président du Venezuela, Hugo Chavez, n’est-il pas une conséquence directe des graves problèmes économiques récurrents auxquels font face les pays latino-américains?
"Absolument. La popularité d’un Hugo Chavez est le résultat des recettes économiques délétères et très inéquitables que le FMI a imposées au Venezuela pendant de nombreuses années. Le petit peuple vénézuélien, qui crie famine dans les bidonvilles, voyait une élite corrompue s’enrichir jour après jour pendant que des compagnies étrangères exploitaient sans scrupules les richesses pétrolières et naturelles nationales. En offrant des programmes éducatifs et des soins de santé dans les quartiers populaires les plus déshérités de Caracas, Chavez est devenu le Messie que des millions de Vénézuéliens attendaient impatiemment. On ne sait pas s’il livrera la marchandise et s’il sera moins corrompu que ses prédécesseurs."
Selon vous, il est temps de réformer les institutions financières internationales.
"Il faut au plus vite démocratiser la mondialisation, sinon l’économie mondiale court à sa perte. Pour cela, il faut réformer en profondeur les institutions financières internationales qui gèrent la mondialisation, notamment le FMI et la Banque mondiale. Ces organismes sont antidémocratiques et très peu transparents. Pourquoi le FMI demande-t-il avec autant d’insistance aux pays les plus pauvres une libéralisation de leurs marchés de capitaux? La réponse est évidente. Le FMI répond aux intérêts des marchés financiers et des pays industrialisés avancés. Il ne répond pas aux préoccupations réelles du monde en développement. Cette institution a cessé de servir les intérêts de l’économie mondiale pour servir ceux de la finance mondiale. Aujourd’hui, les États-Unis sont le seul pays à disposer d’un droit de veto au FMI, car le vote est proportionnel au poids économique. Ce n’est pas juste. Il faut accroître la transparence et le degré de responsabilité des décideurs du FMI et de la Banque mondiale.
La façon dont fonctionne aussi l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est moralement indécente et économiquement aberrante. Pour protéger quelques milliers de producteurs de coton américains, les États-Unis ont refusé de remettre en question les subventions qui leur sont versées. Cela empêche les 10 millions de personnes en Afrique qui travaillent dans cette filière d’être compétitives. La mondialisation des échanges est asymétrique: les pays industrialisés ne se sont pas ouverts aux importations des pays pauvres. Par exemple, les subventions à l’agriculture allouées par les pays de l’Union européenne, les États-Unis et le Japon dépassent le produit intérieur brut (PIB) de toute l’Afrique sub-saharienne. De telles pratiques commerciales sont scandaleuses."
Vous préconisez une nouvelle éthique pour le capitalisme.
"Il n’y a plus d’éthique dans le capitalisme libéral. Désormais, il n’y a qu’un capitalisme de la magouille et du copinage, avide de profits mirobolants. Le système des stock-options (options sur titres), qui, n’étant pas considérées comme des dépenses, n’apparaissaient pas comme telles sur le plan comptable, a permis à des dirigeants d’importantes firmes américaines – Enron, World Com… – impliquées dans de gros scandales de corruption de voler impunément de l’argent aux actionnaires. Pour l’essentiel, les gains engendrés par les stock-options dépendent de la Bourse. Or, cela semble une idée folle de rémunérer quelqu’un à partir de cette loterie qu’est le marché. Pourquoi un dirigeant devrait-il recevoir 100 millions de dollars de bonus uniquement parce que le marché est à la hausse? Il n’a rien à voir avec cette hausse. Il faut exiger plus de transparence, à tous les niveaux. Il faut aussi lutter vigoureusement contre la corruption. Certains patrons l’acceptent comme un mal nécessaire pour décrocher des contrats alléchants. Je préconise depuis longtemps la création d’un tribunal pénal international pour les délits économiques qui sanctionnerait ce genre de pratiques scabreuses. La même chose pour l’environnement. Je suggère qu’on sanctionne sévèrement économiquement les entreprises et les pays les plus pollueurs. Si, demain, chacun sait que pèse sur lui une sanction immédiate, les comportements changeront. C’est aujourd’hui que nous devons agir, demain, il sera trop tard! Le capitalisme néolibéral est devenu une jungle impitoyable où l’on a oublié que l’être humain devait être au coeur du développement économique et que le profit ne devait pas être un but en soi. C’est désespérant!"
Un autre monde. Contre le fanatisme du marché
De Joseph E. Stiglitz
Éd. Fayard, 450 p.