Les 15 ans de Voir QuébecLes rédacteurs en chef : Se souvenir des belles choses
Ils sont quatre à avoir tenu la barre de Voir à Québec. Quatre rédacteurs en chef qui, en quelques mots, reviennent sur leur expérience passée – et présente pour l’un d’entre eux -, révélant au passage quelques faits marquants, anecdotes ou réflexions sur leur travail. Puis, ils révèlent les détails de la petite histoire derrière la "création" d’une page couverture ou de l’article qui l’accompagnait, et dont ils avaient la responsabilité. Petit devoir de mémoire.
1992
Quand on m’a offert le poste de rédacteur en chef de Voir Québec, en novembre 1991, j’étais resté un brin interloqué. Après tout, à quelques piges près, je n’avais jamais eu de véritable emploi en journalisme. J’espérais bien pouvoir jouer un rôle dans la création de ce nouveau média – mais rédacteur en chef, vraiment?
Québec, à l’époque, avait un besoin criant d’un hebdomadaire culturel comme celui que je ramassais religieusement à tous mes passages à Montréal. C’était un projet auquel je croyais avant même d’apprendre que Voir y songeait. Au fil d’une série de rencontres plus ou moins fortuites avec les membres de la direction de Voir, j’avais bien dû laisser sentir ma conviction à ce sujet.
Visiblement, nous n’étions pas seuls à y croire. Je reste frappé par la vitesse et l’enthousiasme avec lesquels le journal avait été adopté par le milieu culturel, qui cherchait activement de nouveaux espaces pour rejoindre le public.
Pour remplir ces nouveaux espaces, il fallait de nouvelles voix. Pratiquement aucun des collaborateurs, au départ, n’avait publié dans un média écrit professionnel. Et c’était le but. Comme ç’avait été le cas à Montréal, quelques années plus tôt, on partait en neuf. Une belle folie qui devait animer les premiers mois du journal et, à terme, ouvrir bien des portes à de nouveaux venus en journalisme écrit. Entre ceux qui écrivent encore dans ses pages et ceux qui ont migré vers d’autres médias, Voir aura été un joyeux incubateur de grandes gueules.
Pour moi, l’aventure voirienne aura duré à peine plus d’une année – une année que j’ai à peine vu passer, comme tous les artisans de la première heure. C’était il y a 15 ans? Déjà? Visiblement, je n’ai pas plus vu passer les autres…
LE NUMÉRO QUE VOUS N’AVEZ JAMAIS LU
À première vue, il a l’air tout à fait normal. Un article sur Méduse, une entrevue de François Desmeules avec Michel Rivard, des critiques de pièces de théâtre jouées au Trident et au Périscope. Une chronique resto sur le Métropolitain, avenue Cartier.
Pourtant, le coin gauche, en bas, livre une étrange information: vol. 1, no 0. Zéro? Eh oui. Avant le numéro 1, sorti le 19 mars 1992, nous avions produit deux numéros zéro (le 0 et le 00), imprimés à quelques centaines d’exemplaires chacun, histoire de pouvoir les montrer aux éventuels clients, aux lieux de distribution et, bien sûr, à la famille et aux copains. Après quatre mois d’anticipation et de préparatifs effrénés, nous tenions enfin un journal entre nos mains. L’affaire commençait à sérieusement prendre forme.
C’était, comme qui dirait, un coup de pratique. On en avait bien besoin pour affronter la suite avec un peu moins de trac et un peu plus d’aplomb. (Rémy Charest)
1992-1998
Jean-Simon Gagné |
No future. Nous nous étions farci deux récessions économiques en 10 ans. On aurait dit que le Québec ne rêvait plus qu’en noir et blanc. À l’école, tout le monde où presque nous disait d’oublier l’espoir. La fête était finie. Nous étions nés trop tard. Ou trop tôt. Les emplois intéressants, c’était pour les plus vieux. Il nous restait le BS, les McJobs, les petits contrats sans lendemain et les discours de la mairesse Boucher…
Pour l’équipe des premières années de Voir Québec, le journal constituait une douce revanche. L’occasion de clouer le bec à ceux qui croyaient que rien ne pouvait changer. Nous aimions par-dessus tout nous payer la tête des criminels du béton qui avaient détruit la moitié des vieux quartiers de la ville. Et puis il y avait les médias de Québec. Quelqu’un devait leur dire qu’André Arthur était mort depuis 20 ans et qu’il y avait une vie après Supertramp…
Des occasions comme celle-là n’existent qu’au début d’un journal. Au moment où tout est à faire. Après, les choses se mettent forcément en place. Après, il reste le souvenir de la musique de Richard Desjardins, des Colocs et de Jean Leloup. Après, il reste des reportages sur le référendum de 1995, le siège de Sarajevo et les émeutes de la Saint-Jean. Après, on sourit en repensant à quelques projets saugrenus. Comme la rédaction d’un guide critique de 111 bars de la région de Québec.
Évidemment, la mise au monde d’un journal suppose un nombre assez colossal de nuits blanches. Mais nous avions un secret. Dans la salle de réunion, nous cachions un jeu de hockey sur table. Périodiquement, tout le monde s’y donnait rendez-vous, parmi les cendriers remplis à ras bord et au milieu d’une fumée digne d’une alerte au smog de Los Angeles. Un jour, nous avions même organisé un tournoi contre Daniel Lemire. Pris par l’action, le malheureux avait failli arriver en retard à son propre spectacle, au Grand Théâtre.
Je ne vous révélerai pas le score. Vous pourriez croire que nous manquions de modestie, par-dessus le marché.
MARIO DUMONT
Fin décembre 1992, nous étions allés interviewer un certain Mario Dumont, à Rivière-du-Loup, durant une tempête de neige. Le pauvre venait d’être expulsé du Parti libéral. Son idole, le premier ministre Robert Bourassa, avait sonné la charge contre lui. Il était à terre. Il avait l’air d’un oisillon tombé du nid. Et il était seul, ou presque.
Lui, le tit-gars sage qu’on imaginait en train de plier soigneusement son pantalon de velours côtelé beige, avant d’aller au lit, il était révolté. Bon, d’accord. Le mot révolté apparaît un peu fort. Le gars se passionnait pour la comptabilité. Pas pour Che Guevara. En deux heures de discussion, il n’avait pas voulu dire s’il se considérait souverainiste ou fédéraliste. Un vrai numéro de contorsionniste. Robert Bourassa aurait été fier de lui. À l’époque, Mario Dumont prétendait ne pas avoir de projets pour l’avenir. Personne n’en croyait un mot. Peut-être essayait-il de se convaincre lui-même? Déjà, il était évident qu’il avait une envie maladive de devenir premier ministre. Sans même savoir pour faire quoi. (Jean-Simon Gagné)
1998-2002
François Desmeules |
Ayant participé au premier numéro de Voir Québec à titre de collaborateur, j’avais depuis longtemps découvert, dans ce six pièces de l’avenue Cartier qui fut leur premier repaire, une bande d’indécrottables complices, convaincus, dévoués – évidemment gauchistes -, qui parlaient un langage codé et pratiquaient un humour sec. Lorsqu’en 2002 je pris la relève de l’inénarrable et politiquement incorrect Jean-Simon Gagné, dans un Voir "tendance d’époque" qui faisait indiscriminablement politique, société et culture en couverture, beaucoup avait déjà été accompli. À peine souhaitais-je la chose un poil plus esthétique, le ton souple, second degré peut-être, ce qui impliquait pourtant une certaine rationalisation des ressources et des contenus tournés résolument vers la culture. J’étais obsédé par la qualité visuelle de nos couvertures, que je voulais accrocheuses mais rassembleuses. Je cherchais le ton de chroniques grinçantes qui, je l’espérais, feraient contrepoids aux grossièretés infantiles et mesquines qui se bavaient sur certaines ondes de ma ville tandis que paradoxalement, sous l’égide de Jean-Paul L’Allier, Québec était plus vivante, belle, pertinente que jamais. Trois ans à la barre… Comme tout ce qu’on adore, tout est passé, trop vite. Vigneault, Ricard-Châtelain, Ouellet, Bernard, Morency, Lelièvre, Tremblay, Labbé, Denoncourt et… Comme les clebs, les journalistes iront tous au paradis. Voici des remerciements tardifs, sans compter l’éditeur Pierre Paquet et le D.G. d’alors Michel Fortin, qui m’y ont laissé de belles libertés. Bruits du papier, sang d’encre, vapeur de cigarettes, Turcs comme le bonhomme Carnaval et les chasseurs dont je me payais la tête affectueusement… Amitiés, regrets, rires et départs… Apatride pour toujours, j’ai laissé une ville natale et un journal précurseur qui sait encore stimuler sa relative indolence en témoignant d’une culture si spécifique. (François Desmeules)
LEONARD COHEN
Reclus dans son monastère bouddhiste du Mount Baldy, photophobe et bien pété au Prozac, Cohen cuisinait le chili con carne à 5 h du matin et ne parlait à personne. J’avais accumulé quelques points d’avance avec le type; déjà quelques entretiens graves sans proférer trop de bêtises. Le bureau de Voir était sur côte du Palais, en face… Un mercredi, vers les sept heures, on sonne chez moi et me gueule dans l’intercom: "Vite, il est au bout du fil!" Déboulade d’escaliers jusqu’au téléphone… L’entretien fut complexe. J’en retiens encore une phrase justifiant son isolement discipliné de moine zen: "Il faut souffrir beaucoup pour choisir ce genre d’existence radicale." Justement; ses tentatives "radicales" d’éteindre les frustrations répétées du désir, cette confusion permanente entre Dieu et la femme s’accordaient parfaitement à ce qui, je crois, demeure la seule manière d’écrire… C’est-à-dire, religieusement. (François Desmeules)
2002-
David Desjardins |
Je suis devenu rédacteur en chef de Voir au mois de novembre. Il faisait froid, nous étions en pleine hystérie jeff fillionesque, j’avais 27 ans, et la frousse de ma vie. Succédant aux fortes pointures que sont Gagné et Desmeules, j’héritais des rênes d’un journal sans avoir une once d’expérience en gestion, et d’un espace de chroniqueur aux libertés aussi redoutables qu’inespérées. Beaucoup de corde, amplement pour me pendre avec, quoi. Plus de quatre ans plus tard, toujours épris de ce boulot de fou, je constate que ce sont les rapports humains qui alimentent le désir, l’envie. À l’interne, l’infinie confiance de mes patrons depuis le tout début, et les amitiés avec les collègues qui se tissent dans la complicité d’une passion commune. À l’externe, le rapport aussi réjouissant qu’ambigu avec l’industrie culturelle, mais aussi, celui qui se sera construit avec les lecteurs et lectrices de chroniques qui, à elles seules, me causent bien plus de maux de tête que tous les soucis administratifs de ce journal réunis. Source inépuisable d’exaspération pour ceux qui me côtoient, mon insatisfaction maladive devant ce travail est désormais légendaire. Mais c’est elle, additionnée aux commentaires – fussent-ils assassins ou d’une sirupeuse gentillesse – de gens qui prennent le journal pour vous lire, et parfois seulement pour vous haïr, qui galvanisent ce fétu de confiance pour, une fois enfilée la peau du chroniqueur, lui donner des allures de 2×4 avec lequel on fait des moulinets. Ce qui déplace beaucoup d’air, et parfois, quelques idées. Du moins, l’espère-t-on, puisque c’est un peu pour cela qu’on pratique le métier, qu’on travaille chaque phrase pour en aiguiser le rythme, fuyant les lieux communs, mais surtout, ce terrifiant ennemi qu’est l’ennui.
BGL POUR LA MANIF D’ART, 28 AVRIL 2005
Pendant plusieurs mois, j’ai fréquenté quotidiennement les membres de BGL, leur atelier étant autrefois adjacent au désormais défunt fumoir du bureau. Il fallait voir les trois types s’exciter devant chacun de leurs projets, tous plus farfelus les uns que les autres, mais qui parvenaient à exciter autant les conservateurs de musée que l’imaginaire du commun des mortels. En ce qui concerne celui qui nous occupe, nos trois larrons avaient conçu une sorte de bobsleigh urbain en plaçant sur la carcasse d’une moto accidentée une structure métallique leur permettant de pousser l’engin dans la ville, revêtant pour chaque déplacement habit de lycra et patins à roues alignées. Si cette photo témoigne d’une chose, c’est de la schizophrénie d’une ville qui vote massivement ADQ, mais produit du même souffle ce type d’artistes délicieusement mongols qui n’ont pas besoin de crier liberté pour la prendre à bras le corps. (David Desjardins)