Montréal, capitale mondiale du piratage de films?
À grands renforts de chiffres exorbitants, les grands studios américains ont imposé l’image d’un Canada refuge pour les pirates.
"Nous demandons au gouvernement du Canada de renforcer ses lois sur le droit d’auteur (…). Ce n’est pas un effort pour protéger quelque star grassement payée ou quelque studio hollywoodien, il s’agit plutôt de s’assurer que les créateurs et les entrepreneurs canadiens et américains sont encouragés et protégés de telle sorte qu’ils continueront à faire de l’Amérique du Nord un marché compétitif."
La demande est celle de l’ambassadeur des États-Unis au Canada, David Wilkins. Elle est tirée d’un discours prononcé à Toronto le 1er mars, deux semaines après que le ministre canadien de la Justice, Rob Nicholson, acculé à une déclaration d’intention, ait dit dans une entrevue ne pas considérer comme prioritaire cette question, avant d’ajouter: "Je fais remarquer aux gens que le Canada n’est pas complètement dénué de lois en la matière."
La déclaration du ministre faisait déjà suite à une succession d’appels du pied de la part de l’industrie du cinéma américaine, représentée par la toute-puissante Motion Picture Association of America (MPAA), et relayée depuis peu par une partie de la classe politique américaine. Le jour où David Wilkins prononçait son discours, une lettre était adressée au premier ministre Stephen Harper, ainsi qu’à Rob Nicholson et aux ministres de l’Industrie, Maxime Bernier, et du Patrimoine, Bev Oda.
La missive, signée par les sénateurs Diane Feinstein (démocrate), de la Californie, et John Cornyn (républicain), du Texas, reprenait en substance les revendications de l’ambassadeur: renforcer la loi pour criminaliser l’enregistrement numérique de films dans les salles de cinéma. Les sénateurs écrivent que "l’enregistrement numérique de films pendant ou même avant leur passage sur les grands écrans constitue l’un des problèmes les plus sérieux auxquels fait face l’industrie du cinéma".
UN IMPACT GROSSIÈREMENT EXAGÉRÉ
Si le Canada est montré du doigt, c’est que la loi prévoit effectivement de punir les personnes qui enregistrent un film lors de sa projection en salle… à condition d’être en mesure de démontrer que cet enregistrement est à vocation commerciale. Le hic, de l’aveu même de Jean-Yves Ducharme, affecté à la section des enquêtes fédérales à la GRC, c’est que la preuve est très difficile à faire: "la multiplication des intermédiaires, la complexité du réseau et l’utilisation d’Internet brouillent les pistes".
Selon la MPAA, cette situation ferait du Canada un terrain de jeu apprécié des trafiquants. Les chiffres, tous généreusement fournis par l’association, donnent le tournis: à lui tout seul, le Canada représenterait plus de 20 à 50 % de l’enregistrement en salle au monde (les chiffres changent d’un mois à l’autre) et causerait donc une perte de 1 à 3 milliards de dollars par années pour les studios (6,1 milliards de perte totale en 2005), données relayées depuis trois ans par les médias, jusqu’en Europe. Un magasine français titrait il y a encore deux semaines: "20 % du piratage de films se fait au Canada".
Et pourtant, la seule étude indépendante publiée à ce jour contredit radicalement les données de la MPAA. L’étude, datant de septembre 2003 et signée par cinq universitaires américains, révèle notamment que 77 % des films ont été piratés à l’intérieur même de l’industrie, et que seulement 23 % proviennent de l’extérieur. Dans leurs conclusions, les auteurs préconisent un "examen du mode de fonctionnement" de l’industrie pour "limiter au maximum les risques de piratage" et précisent que "modifier uniquement le comportement des personnes extérieures serait voué à l’échec".
La contradiction n’étonne pas Michael Geist. Le chercheur, qui occupe la Chaire de recherche en droit d’Internet et du commerce électronique de l’Université d’Ottawa, est aussi chroniqueur pour le Toronto Star. Il a fait de la désinformation orchestrée par les grands studios son cheval de bataille: "L’impact du piratage commis au Canada est grossièrement exagéré. Les studios sont rarement, voire pas du tout, sujets d’une étude indépendante. Il y a vraiment de quoi douter de la crédibilité de leurs chiffres."
AGACEMENT À LA GRC
Sur son blogue, Michael Geist avance que les revenus de l’industrie hollywoodienne ont triplé dans les 25 dernières années, la vente et la location de DVD emportant la part du lion. "Les chiffres de l’industrie elle-même révèlent que le nombre de films provenant d’enregistrements numériques illicites dans les cinémas ne représentent qu’une part très minime du trafic de DVD. Par ailleurs, si on se fie à leurs propres calculs, on s’aperçoit que seulement 3 % de l’ensemble des films sortis par les studios membres de la MPAA ont fait l’objet de piratage sur DVD provenant d’une source canadienne. Dans ce contexte, l’impact économique des piratages commis dans les salles canadiennes ne peut être qu’infime."
Au sein de l’Association canadienne des distributeurs de films (CMPDA), affiliée à la MPAA, on persiste à prétendre le contraire. Serge Corriveau, de la section des enquêtes sur le piratage de l’association, parle d’une perte lourde de 225 millions de dollars US pour l’industrie canadienne du cinéma: "Personne n’est mandaté à la GRC pour travailler sur ce dossier. Une loi spécifique est indispensable. Il faut que ça devienne une priorité pour le gouvernement et pour les corps policiers."
À la GRC, on ne cache pas son agacement: "nous passons notre temps à rectifier les informations provenant de la CMPDA", nous dit-t-on. Jean-Yves Ducharme nous confirme l’existence d’une équipe travaillant exclusivement sur les dossiers en lien avec le piratage: "Un homme d’une trentaine d’années est actuellement sous enquête et devrait faire face prochainement à des accusations devant le procureur. Il risque 5 années de prison et 1 million d’amende, en vertu de la loi canadienne", loi dont David Wilkins dit pourtant qu’elle est "l’une des plus faibles parmi celles des pays du G7".
Michael Geist est quant à lui convaincu de l’absurdité des requêtes américaines: "La loi canadienne est en accord avec les obligations internationales. De nouvelles règles n’auraient qu’un impact limité, comme ça a été le cas aux États-Unis." Le chercheur s’inquiète des conséquences de nouvelles lois sur la liberté d’expression, la vie privée, la recherche et la compétition: "La stratégie dépeignant le Canada comme un paradis du piratage vise, à terme, l’adoption de lois semblables à celles existant aux États-Unis sur les contenus numériques de manière plus large, ce qui nous serait extrêmement dommageable."