Pop Culture : Derrière l’image
Saguenay on the rocks. Des glaçons blancs flottent lascivement dans une mixture rouge et incertaine, leur choc sourd se faisant parfois entendre contre le flanc du quai. C’est une image qui marque.
L’imaginaire collectif ne peut que s’emballer devant un tel phénomène. D’ailleurs, il y a longtemps que la métaphore de la rivière de sang est devenue un cliché dans la littérature.
C’est Vendredi saint. Les uns, imprégnés par la ferveur des références que suscite cette saison, pensent à l’Ancien Testament. Moïse, par la main de Dieu, transformant l’eau du Nil en sang, transformant ce fleuve riche en un affluent putrescent dans le but de libérer le peuple d’Israël du joug d’un ingrat pharaon qui le tenait captif.
À une époque où c’est l’économie qui est omnipotente, Alcan est peut-être en train de réécrire l’Exode. Dans une région où l’exode n’est plus un signe de naissance mais de déclin… Je me surprends encore que personne ne se soit autoproclamé Messie, psalmodiant avec entrain que notre peuple serait enfin sauvé. Le courant écarlate aurait pu être un signe.
D’autres, peut-être moins fervents, se font simplement badauds sur le trottoir de bois toujours encombré de molles lames de neige dans la zone portuaire. La rivière Saguenay, devenue sanguine, s’harmonise avec le pavé du Vieux Port.
Nous nous y sommes croisés, affichant un air grave de circonstance, voyeurs plus ou moins assumés de ce paysage pornographique. Étrangement beau, il faut l’admettre. De cette beauté qui suscite à la fois l’excitation et le dédain.
C’est une image tellement percutante que certains étaient prêts à monter aux barricades, à faire du bruit, à lancer des pavés – rouges -, à faire couler le sang, peut-être, des rivières entières.
Parce qu’une rivière rouge, c’est nécessairement une innommable tragédie.
Parce que c’est un macchabée que Mes Aïeux trouvent sur le bord de la rivière Rouge: "Sur le bord de la rivière Rouge / On est allé se promener / Devinez ce qu’on a trouvé / Près des cendres d’un feu de bois / Le cadavre du jeune Gadouas" (Sur le bord de la rivière Rouge, Éric Desranleau et Stéphane Archambault).
Parce que c’est ainsi que Francine Raymond chante une tragique fin du monde: "Je ne sais pas le temps seul soufflera / Au-delà des tranchées que l’on creuse en silence / Le vent se lève comme dans un mauvais rêve / La terre crève et soulève des rivières de sang" (Pour l’amour qu’il nous reste, Francine Raymond et Jean Véronneau).
Je me demande si d’ici quelques mois, quelques années, l’événement sera passé dans la littérature régionale. Peut-être un polar chez JCL.
Bien sûr, il faut s’inquiéter qu’un tel déversement ait eu lieu. Avec l’envergure de l’usine Vaudreuil, et pour une compagnie qui met temps, énergie et budget pour défendre son bilan environnemental, il faut certainement se surprendre des dégâts. Pas parce que le bilan d’Alcan est sans tache – qui pourrait le croire? Plutôt parce que, en ce qui a trait à la lutte contre la pollution, il s’agit souvent d’une question d’image. On commence en général par s’attaquer à ce qui est visible. Pour qu’au moins la population ait l’impression que des efforts sont faits.
Parce que la pollution visuelle, c’est un stigmate au fer rouge.
Ce qu’on oublie, c’est que les pires polluants sont souvent incolores et inodores. Alors avant de faire la vierge offensée devant le déversement des boues rouges…
Selon ce qui a été rapporté dans différents médias, l’élément le plus susceptible de causer du tort à la suite du déversement des boues rouges est l’hydroxyde de sodium, employé par Alcan pour extraire l’oxyde d’aluminium de la bauxite. On appelle aussi ce produit "soude caustique". Il s’agit en fait de l’élément actif de votre dégraisseur de tuyaux domestique – communément (voire affectueusement) appelé par son petit nom de commerce, Drano. Certaines usines font même le traitement de l’eau acide en utilisant du caustique qui, en modifiant le pH, permet de la rejeter dans les égouts.
Évidemment, la situation pourrait avoir certaines répercussions sur la faune aquatique de la rivière Saguenay. Le pH de l’eau modifié pourrait nuire à la santé de certains poissons. Mais est-ce cela qui a choqué?
L’image est marquée à l’encre rouge dans notre mémoire collective.
Mais n’est-ce pas un peu hypocrite de s’insurger maintenant, parce qu’on a VU les eaux rougies, alors que nous savons que des étangs de boues rouges existent depuis les années 1970, que des oiseaux y baignent en toute quiétude, que de petits animaux cherchent à s’y abreuver, peut-être…
Soudainement, parce qu’on le voit, ce serait grave? Et ce qu’on ne voit pas?
En ce qui a trait à la pollution, on n’a pas le droit de dire que ce qu’on ne sait pas ne fait pas de mal. Les pires couleuvres qu’on nous fait avaler ne sont pas rouges. Elles sont invisibles, mais tout de même indigestes.