Régis Debray : La laïcité raisonnable
Société

Régis Debray : La laïcité raisonnable

Le réputé philosophe et intellectuel Régis Debray, président de l’Institut européen en sciences des religions, nous a livré ses vues sur la très controversée question des "accommodements raisonnables". Rencontre avec un grand penseur du fait religieux, qui défend fougueusement la laïcité.

Au Québec, le débat sur les "accommodements raisonnables" demandés par des minorités religieuses bat son plein. Mais dans une société où le multiculturalisme et les relations interculturelles sont valorisés, peut-on vraiment envisager de promulguer, comme vous l’avez fait en France, une loi pour composer avec ces revendications identitaires?

"Je ne connais pas assez bien la situation québécoise pour pouvoir opiner, mais il est certain que le Québec ne doit pas tomber dans une sorte de républicanisme abstrait qui ne prendrait pas en compte les personnalités collectives et les identités historiques de tel ou tel autre groupe. C’est vrai qu’il peut y avoir une tentation un peu jacobine. Il faut éviter d’acculer à la clandestinité, voire à la dissidence, des groupes des communautés constituées. Le multiculturalisme de type hollandais, qui a mal terminé et sur lequel les Hollandais sont les premiers à revenir très sévèrement, et le multiculturalisme de type britannique, remis aussi en question aujourd’hui par les Anglais, ne se sont pas avérés des modèles de référence très probants. Entre ce multiculturalisme un peu laxiste ou capitulard et l’imposition centralisatrice de normes abstraites, il faut trouver des justes milieux. À mon avis, en France, on se débrouille assez bien. Je crois qu’une loi pour défendre la laïcité a une vertu symbolique. Ce n’est pas seulement une loi d’empêchement, c’est une loi d’affirmation, à savoir qu’il y a des règles du jeu. De même que nous retirons nos chaussures en entrant dans une mosquée, on demande aux enfants de retirer leurs signes religieux en entrant dans une école.

Le Québec est un cas intéressant parce qu’il est au confluent des deux cultures. Donc, j’imagine qu’il y a chez les Québécois une hésitation ontologique entre le modèle anglo-américain et le modèle français. Moi, je n’ai pas de recettes. Tout cela dépend des conjonctures, des rapports de force, des mentalités… C’est une affaire très délicate qu’il faut penser à l’échelle mondiale."

En France, c’est la poussée de l’islam radical qui a contraint les pouvoirs publics à adopter une loi sur la laïcité. Au Québec, les demandes d’"accommodements raisonnables" émanent de plusieurs groupes religieux: juifs, musulmans, protestants…

"Au Québec et en France, la donne n’est pas du tout la même. Au Québec, vous êtes vraiment "multiculturels", alors qu’en France, c’est plutôt la "biculturalité" qui a prévalu dans cette affaire. Il y a en France une communauté musulmane importante originaire d’Afrique du Nord et d’Afrique noire. Nous avons une proximité méditerranéenne avec l’islam. Les Français sont forcés de penser la chose en termes stratégiques. Ils doivent faire front à une poussée islamiste, laquelle s’explique dans la mesure où nous avons massacré les laïcs. L’Occident est aussi coupable dans cette affaire. Nous avons tout fait pour faire avorter les mouvements nationaux panarabes, laïques et séculiers, acculant un certain nombre de peuples arabo-musulmans au dernier recours de l’islam radical parce que les structures nationales étaient défaites manu militari par les Américains et même par les Israéliens en Palestine."

Sommes-nous aujourd’hui en plein dans un "choc des civilisations" ou dans un "choc des religions"?

"Après la controverse provoquée par la publication des caricatures de Mahomet, je suis allé au Caire nouer un dialogue sur cette affaire avec des intellectuels musulmans. Je me suis aperçu qu’il y avait deux visions du monde et que le dialogue n’était pratiquement pas possible parce que le choc des civilisations est une réalité. Il ne s’agit pas de se demander s’il y a ou non un choc des civilisations, il s’agit de le constater. Ce n’est pas une thèse, c’est une photographie. Allez vous balader aujourd’hui dans les rues de Jérusalem-Est, en Afghanistan ou dans n’importe lequel des 50 États de l’Organisation de la Conférence islamique. Le choc des civilisations saute aux yeux!"

Mais tout en honnissant l’Amérique, les jeunes musulmans sont fascinés par le modèle culturel américain et occidental. Comment expliquer ce paradoxe?

"Ce n’est pas parce qu’on est fou du rock’n’roll qu’on n’est pas musulman, juif, catholique… L’imprégnation culturelle, c’est une chose, l’immunité civilisationnelle, c’est une autre chose. On a ainsi le phénomène d’une jeunesse arabe très américanisée dans ses façons de faire, mais capable de trucider le soldat américain qui apparaît au coin de la rue."

Votre dernier livre est un réquisitoire cinglant contre les Lumières qui, d’après vous, sont une idéologie inapte à nous aider à affronter les grands problèmes de société qui se posent en ce début du XXIe siècle.

"Pendant l’affaire des caricatures de Mahomet, je me suis trouvé en porte-à-faux avec la belle assurance occidentale de mon milieu de vie et de pensée, à savoir que les Lumières sont un idéal achevé de la Raison, que nous avons à les défendre à tout prix contre l’obscurantisme et les intégrismes religieux. Je me suis alors posé la question: "Peut-on rendre compte du fossé entre l’Orient et l’Occident, entre notre monde et l’islam, avec l’idéologie des Lumières?" Ma réponse est non. Il ne faut pas abdiquer les armes de la Raison, mais je crois, avec Merleau-Ponty, qu’il faut inventer un nouveau rationalisme qui permette de penser l’irrationnel, qui donne raison à la déraison. Je ne parle pas des Lumières elles-mêmes, mais de la façon dont on en a fait un monument, alors que c’est un chantier. Je parle des Lumières de l’idéologie contemporaine où la référence à Voltaire et Montesquieu, bien sûr, est toujours bienvenue. Mais qu’est-ce que Voltaire et Montesquieu ont compris de la guerre, de la nation, des passions collectives, des religions elles-mêmes? Leur pensée est extrêmement pauvre sur ces questions capitales."

Donc, les Lumières peuvent être aussi aveuglantes?

"Tout à fait. Les Lumières pensent en angles droits. Or, j’ai des doutes sur les chemins de grue, la pensée de deux choses l’une. Ma seule certitude est que nos certitudes actuelles ne suffisent pas. Il y a une zone d’ombre des Lumières, un impensé des Lumières, qui s’est déployé à la fin des Lumières avec la naissance de la Révolution française. Moi, j’ai voulu non pas renier les Lumières, mais les prolonger et essayer d’avancer dans le noir avec la lampe de poche des Lumières. Le noir, c’est quoi? C’est: qu’est-ce que c’est que le nationalisme, le fascisme, le communisme, l’islamisme aujourd’hui? Qu’est-ce que c’est qu’une appartenance, une foi, un mouvement de foule, une passion collective? Là, je feuillette les Lumières et je ne trouve rien. Donc, j’ai voulu montrer qu’il y a encore beaucoup de travail d’élucidation à faire qui ne peut pas reposer uniquement sur une solution qu’on appelle les Lumières, qui sont aussi un problème. Force est de rappeler qu’il y a aussi un fanatisme des Lumières, qui a produit l’oppression coloniale…"

Aveuglantes Lumières. Journal en clair-obscur
Éd. Gallimard
2007, 204 p.

Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle
Éd. Gallimard
2006, 66 p.