Société

Desjardins : Mon idée du tourisme

Google Maps m’a envoyé à l’autre bout du monde. J’ai inscrit le lieu du départ ici, celui de l’arrivée là, et pour joindre les deux, le logiciel m’a proposé une succession de routes qui serpentent dans l’arrière-pays, avec en prime, des chemins de terre et de garnotte que l’érosion du dégel a transformés en planches à laver. Un détour d’environ une heure.

Si j’avais acheté une carte routière, établi le parcours moi-même, cela m’aurait sans doute pris la moitié du temps pour arriver à destination. Mais qu’est-ce que j’aurais raté comme paysages!

Ici, des cerfs en captivité dans un immense enclos. Là, un type qui sort de son abri à tracteur en souriant. Des granges affaissées par dizaines dont la structure ne tient plus que par une poutre. Des nuages qui s’échouent mollement sur les collines mouillées par le crachin, tout en slow motion. Des vallons et des montagnes, des lacs, des hérons, des rapaces qui étendent leurs ailes comme une menace, et du monde, mon pote. Des vieux dans les boutiques, des enfants dans les petites rues défoncées chevauchant fièrement leur bicycle. Des voix, des sourires, des cris.

Voilà mon idée du tourisme: voir le monde et l’écouter vivre, intégrer son univers, entrer sur scène par les coulisses sans qu’on vous y invite, sans mise en scène, sans guide, sans groupe, sans avertissement. Avec ce que cela comporte de risques, y compris celui de s’emmerder.

Je suis allé cinq fois à New York sans jamais monter dans l’Empire State Building, sans jamais m’approcher de la statue de la Liberté. À Paris, pas question de monter dans la tour Eiffel non plus. À Grenade, j’ai bien visité l’Alhambra, c’était joli, mais je préférais de loin le rugissement de la ville, ses jolies places ensoleillées, ses fontaines. Ses gens.

Mais bon, je vous épargne le reste de mes exploits de voyage pour en venir aux faits: règle générale, le touriste est un con.

Le touriste aime les voyages organisés par François Reny. Il aime se faire dire: regarde, là, c’est Pigalle, youhou les putes, et là, c’est la place où Aznavour chantait il y a deux ou trois cents ans, et là, c’est les jardins du Luxembourg, check comme sont mignons les p’tits poneys… Le touriste descend de l’autobus, prend deux ou trois photos, "tasse-toi un peu à gauche Gertrude, voilà", et il rembarque dans l’autobus. À pied, il est à peine moins débile. Marche en troupeau, fréquente en groupe des restos minables, mais tellement pittoresques, bien sûr, il ne parle qu’à ses semblables: d’autres touristes.

Car le touriste est non seulement con, il est aussi craintif. Il voudrait la sécurité de sa banlieue même en visitant Bagdad. Et chaque étranger représentant un danger potentiel, même à Sainte-Foy, on préfère l’observer en sûreté, depuis l’intérieur de l’autobus.

Cela dit, c’est son droit le plus strict au touriste d’être un con.

Comme je le connais, comme je peux deviner ses pratiques, je le fuis comme la peste partout où je vais. Partout, sauf peut-être chez moi. Dans ma ville de laquelle je suis parfois captif.

À ce sujet, peut-être vous souvenez-vous de mes quelques déversements de fiel à propos de la disneyification du Vieux-Québec?

Permettez que j’en rajoute une couche à la veille du 400e de la ville.

Ce qui m’énerve le plus dans cette manière que nous avons de transformer le patrimoine en décor pour les cons, c’est l’impossibilité d’en discuter. L’impossibilité de sortir de la logique économique. L’impression que de parler contre le type de tourisme que nous encourageons ici, puisque lucratif à mort, cela revient à être contre le progrès il y a cinquante ans.

Aussi, j’écris ceci pendant que les pics s’affairent à démolir deux bretelles d’autoroute et les restes du Mail Saint-Roch, des symboles de ce même progrès qui faisait pourtant office d’indiscutable vertu à l’époque.

J’écris ceci en me disant qu’un jour, enfin, comme pour ces deux monstruosités, on s’apercevra de toutes les hérésies commises au nom du tourisme de masse, réalisant la laideur de ces fresques en trompe-l’oeil qu’on a tenté de nous faire passer pour des oeuvres d’art, s’apercevant qu’il ne reste plus âme qui vive dans le périmètre du Vieux-Québec quand les visiteurs le désertent, que les quelques commerces qui font dans la résistance et qui tentent de faire le bouche-à-bouche à ce secteur ont finalement manqué de souffle.

Sans doute avec horreur, on réalisera que cette industrie a sucé toute la moelle, toute la vie à l’intérieur des murs. Et là, je vous le promets, quand il n’y aura plus rien, qu’on aura chassé jusqu’au dernier indigène à observer depuis le cauchemardesque tour bus climatisé, plus personne ne viendra. Notre aplatissement devant la connerie du touriste aura finalement eu raison du tourisme.

Et moi, je retournerai peut-être y vivre, tiens.