Tzvetan Todorov : La culture en péril?
Société

Tzvetan Todorov : La culture en péril?

Tzvetan Todorov, réputé historien et essayiste, monte au créneau dans un essai brillant pour défendre vigoureusement la littérature et la culture littéraire, selon lui sérieusement menacées par les promoteurs d’une "culture marchandisée réduite à l’absurde".

Vous dressez dans votre livre un constat très sévère: la littérature et la culture littéraire sont aujourd’hui, surtout dans le monde francophone, dans un état de décrépitude consternant. Est-ce un cri d’alarme ou un cri de colère?

Tzvetan Todorov: "Je ne voudrais pas généraliser abusivement. Je ne prétends pas connaître tout ce qui s’écrit et se publie aujourd’hui en France, encore moins dans l’ensemble des pays où l’on pratique la langue française. Ce qui provoque mon cri d’alarme, mais non de colère, c’est une certaine idéologie liée à la littérature, une certaine conception de ce que celle-ci est et doit être. Cette conception saute aux yeux, en tout cas en France, bien plus dans la critique journalistique que dans les oeuvres, et bien plus dans les instructions concernant l’enseignement que dans la pratique de chaque professeur de collège ou de lycée. Cette conception a plusieurs facettes et ramifications, mais ce qui me semble essentiel, c’est qu’elle postule une rupture entre le monde créé par l’oeuvre littéraire et le monde dans lequel nous vivons – nous, lecteurs, critiques, enseignants, écrivains. Je m’en inquiète parce que je crois, au contraire, que la littérature peut aider chacun de nous dans son existence personnelle et que nous nous privons, hélas, de cette aide."

Les outils virtuels de haute technologie – Internet, jeux vidéo, iPod…sont-ils responsables de la dégradation de la qualité de la littérature? Ces technologies ne découragent-elles pas la lecture, surtout chez les jeunes?

"Je ne crois pas que ce soient les innovations technologiques qui nuisent à la littérature. Si cela était vrai, il n’y aurait aucune différence entre la situation dans les contrées francophones et celle prévalant dans d’autres pays occidentaux; or, je ne pense pas que ce soit le cas. Internet menace davantage la presse quotidienne que les romans. Les jeux vidéo remplacent d’autres jeux, devenus désuets, plutôt que la lecture de livres. Je ne vois pas quand aurait existé cet âge d’or de la lecture auquel on semble se référer: à l’époque où 10 % seulement de la population était alphabétisée? La littérature correspond à des besoins profonds de l’être humain, qui ne peuvent disparaître du jour au lendemain. Le rival le plus proche me semble d’ailleurs être non Internet, mais le film de fiction, qui du reste part d’un scénario, c’est-à-dire d’un texte écrit… En effet, lui aussi crée un univers imaginaire nous incitant à sortir de nous-mêmes, lui aussi nous offre un miroir dans lequel se reflète notre propre existence, lui aussi nous fait absorber des récits qui nous permettent de structurer nos expériences. Mais le cinéma existe maintenant depuis plus de cent ans, et la littérature n’a pas disparu pour autant."

Le phénomène littéraire Harry Potter n’a-t-il pas revigoré le goût de la lecture et de la littérature chez les jeunes?

"Je crois effectivement que des livres comme la série des Harry Potter ont attiré vers la lecture des jeunes qui ne lisaient pas beaucoup auparavant, et cela me réjouit. Les livres de Harry Potter jouent aujourd’hui le rôle qu’assumaient auparavant d’autres romans populaires. À mon sens, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter parce que la qualité de ces livres ne serait pas suffisante: l’important, c’est que ces jeunes découvrent le plaisir de la lecture, ensuite ils pourront le retrouver avec d’autres oeuvres, offrant une image plus complexe du monde."

Vous plaidez dans votre livre pour "une compréhension élargie du monde humain". Croyez-vous que cette "compréhension" soit impérative et fondamentale à notre époque nébuleuse et de grandes incertitudes où le racisme et la barbarie ont toujours pignon sur rue dans les quatre coins du monde?

"Il est vrai que racisme, intolérance et barbarie existent toujours dans le monde – je crains même qu’ils ne se maintiennent longtemps encore, parce qu’ils proviennent de certaines caractéristiques fondamentales des sociétés humaines. Mais cela ne rend que plus nécessaire toute action qui permet d’aller en sens inverse. J’ai tendance aujourd’hui à employer le mot "civilisation" au singulier pour lui faire désigner non une culture particulière supérieure à une autre, mais cette capacité même d’élargir son monde à d’autres en dehors de soi, avec comme horizon d’universaliser ce dialogue. C’est pourquoi la science fait partie de la civilisation (personne n’en est exclu par principe ou par naissance), les droits de l’homme aussi. La littérature agit dans le même sens, elle est donc aussi une des forces de civilisation: elle permet à chacun d’imaginer d’autres mondes que le sien propre, de comprendre de l’intérieur des logiques qui lui semblaient au départ étrangères, de se voir aussi comme à travers les yeux des autres. Cette opposition entre civilisation et barbarie ne disparaîtra jamais, c’est précisément la raison pour laquelle on ne devrait pas renoncer à l’action de la littérature."

La mondialisation est-elle bénéfique ou néfaste pour la littérature et la culture?

"Les objets fabriqués à faible prix en Chine menacent peut-être le bien-être des ouvriers en France ou au Québec; les romans chinois ne menacent pas la littérature de langue française… De toutes les façons, en matière littéraire, la mondialisation s’arrête aux frontières de la langue. Il faut donc déjà traduire les livres venus d’ailleurs – ce qui renforce la littérature nationale au lieu de l’affaiblir, en lui permettant de se féconder au contact de productions lointaines et différentes. Comment ne pas me réjouir de ce qu’on puisse lire en français des écrivains japonais, iraniens, indiens, russes, norvégiens? Si c’est cela, la mondialisation, elle est entièrement bénéfique. Parfois on entend cependant par là autre chose: la soumission de la création aux purs critères commerciaux. Mais dans ce cas, ce qu’il faut déplorer, ce n’est pas la mondialisation, mais la mercantilisation de notre culture. Il y a en cette matière un équilibre délicat qu’il faut chercher à maintenir: une culture purement commerciale se meurt, mais une culture entièrement subventionnée aussi."

Face à la crise de la littérature et de la culture, arrive-t-il que l’humaniste que vous êtes désespère?

"Plutôt que des raisons de désespérer, je vois dans cette situation des raisons de résister. Le déroulement de ce conflit dépend de chacun de nous, dans la vie publique comme dans la vie privée: il est toujours possible de s’opposer à ce qu’on juge être néfaste pour les autres et pour soi. L’humaniste ne voit pas l’humanité en rose, sinon il ne serait qu’un doux rêveur. Partant d’un constat qu’il espère lucide de la situation du monde, il oeuvre en faveur d’un idéal de civilisation."

La Littérature en péril de Tzvetan Todorov
Éditions Flammarion, Collection "Café Voltaire", 2007, 95 p.