Pop Culture : La mémoire des lieux
Tu fermes un autre carton. Entendre le ruban adhésif qui déchire le silence devient de plus en plus insupportable, alors que tu scotches une autre boîte qui enferme des souvenirs éteints.
Les murs dégarnis autour de toi n’ont jamais été aussi chargés de mémoire. La pièce est presque vide et pourtant, il reste une trace de toi qui persiste à embaumer l’espace.
Ça te rappelle le travail d’une artiste, Kinga Araya, qui a fait une résidence au centre Sagamie. Par une série intitulée Paroxysme, elle donnait à voir dans le même lieu, grâce à des diptyques photographiques, à la fois le visible et l’invisible. La trace d’elle-même était imprégnée dans le logis, que ce soit dans un corridor, dans une baignoire, dans quelque armoire ou même inconfortablement accrochée au battant d’une porte.
Tu jettes un regard autour de toi. Et tu te reconnais encore dans ce lieu où tu as écoulé tant d’heures, qui t’a vu devenir rédacteur en chef et chroniqueur. Dans ce lieu où tu t’es nourri à même la passion de nombre d’artistes, cherchant à faire honneur à leur vitalité créatrice par quelques mots triés sur le tas.
Il reste un peu de soi lorsqu’on part, comme si la porte refermée une dernière fois était celle d’un tombeau voué au silence millénaire, garant de tout ce qui a pu s’y produire.
Il semble que le processus soit irréversible. La maison Lévesque sera bel et bien démantelée, un permis de démolition ayant été octroyé le 7 mai dernier. photo: Jean-François Caron |
C’est probablement pour cette raison que la réaction est si vive devant l’imminent démantèlement de la maison Lévesque. Entre ses murs seraient imprégnés, entre autres, certains éclairs créatifs du grand artiste Michael Snow. On y trouve aussi des moments forts du mouvement 3REG, qui y a sévi un certain temps alors que l’édifice abritait le bar Le Potin. Et c’est sans compter la valeur proprement historique de la maison construite en 1917 pour Elzéar Lévesque, qui était alors maire de Chicoutimi. C’est tout ça qui tombera en poussière.
Comme en pèlerinage devant l’édifice dont le temps est compté, en prenant quelques clichés pour la postérité, tu te sens le coeur serré.
Garder la façade de la maison Lévesque sur le nouvel édifice de 21 étages – tu ne peux pas croire que quelqu’un ait proposé cette véritable aberration – ne sera pas une consolation. Une façade ne retient rien de plus que les regards extérieurs. Il faut qu’un lieu ait de la substance pour qu’il garde sa mémoire. La rue Racine ne traverse pas un bled du Far West – un de ces villages où toute l’attention était portée à la devanture des édifices, sans égard à l’arrière des immeubles.
20 000 LIEUX SOUS LA MÉMOIRE
C’est comme tous ces lieux qui inspirent le respect, absorbant les secrets passés, les murmures et les paroles retenues. Il y a l’odeur d’encens des églises, l’écho de la dévotion grommelée, le bois des bancs au lustre usé. Il y a l’atmosphère feutrée des grands théâtres, ces autres temples menacés par la ruine. Leurs murs massifs qui compriment la mémoire des univers les plus fous qu’on y a fait vivre.
Il y a ces lieux qui font chaud au coeur, qui ont la résonance d’un jardin secret, peut-être. D’autres qui répugnent, marqués au fer d’un souvenir fâcheux, d’une expérience désolante.
Les graffitis, dont la petite maison blanche a été la proie, ne font que confirmer sa valeur de symbole dans la région. photo: Jean-François Caron |
Il y a enfin ces lieux qui deviennent des symboles, des intouchables que certains s’amusent à violer. Comme cette petite maison blanche et esseulée, qui naguère existait sans histoire parmi d’autres, qui aujourd’hui comprime le poids historique de la dévastation et du déluge. Pour les uns, elle représente la résistance, le fait de se tenir droit devant l’adversité. Pour les autres, elle est la preuve qu’une faiblesse peut devenir une force, version toute saguenéenne de la fable de La Fontaine intitulée Le Chêne et le Roseau. Et enfin, pour quelques individus, c’est un symbole à profaner, ce dont on a pu prendre conscience dans la dernière semaine.
Si on remontait le temps de quelques décennies… Personne n’aurait pu imaginer que la petite maison blanche et anonyme, sise quartier du bassin (que d’aucuns ne percevaient probablement que du coin de l’oeil), survivrait à la maison Lévesque. Et pourtant. C’est ce qui se produira.
C’est drôle comme la mémoire est sélective. Comme on choisit de se souvenir ou non.
C’est drôle comme l’Histoire, même, est sélective.
Tu t’éreintes sur une autre boîte. Des livres que tu as lus, d’autres survolés, quelques-uns qui devront être plus patients. Tu te sens vanné à mesure que la pièce se vide. Tu as l’impression de te perdre un peu.
Heureusement, tu auras d’autres murs à garnir, de l’espace à emplir avec de nouveaux souvenirs – et peut-être de plus beaux. Et là, tu te retrouveras. Dès le 1er juin, le bureau de la rédaction du Voir Saguenay/Alma aura déménagé au 2685, rue Roussel, à Chicoutimi-Nord.