L'industrie du magazine : Du papier au Web
Société

L’industrie du magazine : Du papier au Web

La déferlante d’Internet a profondément chambardé l’industrie du magazine. Désormais, les nouvelles technologies occuperont une place de plus en plus prépondérante dans les stratégies opérationnelles, de marketing et de développement.

"Dans l’univers férocement concurrentiel des magazines, Internet n’est pas un choix arbitraire, mais une nécessité quasi existentielle. Aujourd’hui, aucun magazine ou journal ne peut se permettre de faire l’économie d’Internet. Le couple version imprimée-Web est devenu inséparable. L’essor de l’un dépend de celui de l’autre. Le futur de l’industrie des magazines passe obligatoirement par une intégration progressive et maîtrisée des nouvelles technologies", explique Scott Dadich, directeur artistique du très branché magazine américain Wired (www.wired.com).

Ce mensuel phare de la cyberculture, publié à San Francisco et se concentrant sur les incidences qu’ont les nouvelles technologies sur la société, la culture et la politique américaines, a subi un lifting de choc il y a deux mois. Scott Dadich est l’instigateur de ce changement, que certains qualifient de radical. Le site Web de Wired a été aussi entièrement relooké – nouvelle page d’accueil, un graphisme plus percutant, meilleure organisation visuelle des articles, des images de plus grande taille, nouveaux blogues…

"Pour demeurer un leader dans son créneau, une publication futuriste comme Wired se doit d’être reformatée et redessinée tous les quatre ou cinq ans. Le contenu de notre magazine a toujours été iconoclaste, son look doit l’être aussi", ajoute Scott Dadich.

Avec un tirage mensuel de 400 000 exemplaires, Wired table énormément sur son site Web pour gagner de nouveaux lecteurs. Des milliers de jeunes adultes américains découvrent chaque année ce magazine par le truchement de son site Web, précise son directeur artistique.

En ce début de 21e siècle, les internautes les plus fervents, ou les plus jeunes, délaissent les médias traditionnels, à commencer par la télévision. À l’inverse de ce qui se passe avec les autres médias – par exemple, certains achètent un journal imprimé pour lire le guide télé -, le Net est endogame. La principale source des informations relayées par le Net est le Net lui-même. Les jeunes internautes établissent en permanence leur propre hiérarchisation de l’actualité, souvent très éloignée des unes des quotidiens, de certains thèmes traités par les magazines et des sujets abordés dans les journaux télévisés, rappelle Michèle Fitoussi, éditorialiste à Elle France (www.elle.fr), le plus vieux magazine féminin français, fondé en 1945 – tirage hebdomadaire: 329 000 exemplaires; lectorat: 2,5 millions, dont 22 % d’hommes.

"L’information que l’on consomme en ligne n’est pas la même que celle traitée par les médias conventionnels, ni dans la forme, ni dans le fond. Pour bien se positionner dans une industrie fortement concurrentielle, le site Web d’un magazine et sa version imprimée doivent être très présents, tout le temps, dans les attentes de son lectorat, dit-elle. Il faut être réactif et innover sans cesse. Un magazine qui renifle les tendances sociales et l’air du temps doit constamment s’adapter et être très inventif."

Elle France met beaucoup l’accent sur un partenariat étroit entre le print et le Web. Un couplage qui commence à donner des résultats probants, assure Michèle Fitoussi. Le forum Web d’Elle mis en ligne durant les élections présidentielles françaises, auquel ont participé les principaux candidats à l’Élysée – Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, François Bayrou… -, a connu un grand succès, qui a dopé sensiblement les ventes du magazine.

"Le site Web est un complément très efficient à la version imprimée du magazine. Il y a un tas de choses possibles quotidiennement sur le Web qu’on ne peut pas faire dans une publication hebdomadaire. Les magazines évoluent désormais dans un espace virtuel interactif, où les échanges sont instantanés. Se concentrer uniquement sur le print, c’est rater complètement le coche!"

À une époque où la mondialisation a pignon sur rue, aucun média ne peut se permettre d’ignorer des millions de jeunes internautes, qui publient chaque jour des myriades de billets sur leurs blogues, reconnaît Patrick Moreau, directeur international de Madame Figaro (www.figaromadame.fr), un magazine hebdomadaire publié en dix langues – tirage: 500 000 exemplaires. Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, la viabilité financière ou la survie d’un magazine, notamment ceux visant un créneau de lecteurs nantis, ne dépend pas obligatoirement d’un lectorat composé majoritairement de jeunes adultes, plus branchés sur Internet.

"Miser sur Internet pour séduire un lectorat jeune, c’est un objectif très louable. Mais il ne faut pas perdre non plus le sens des perspectives. Un certain réalisme s’impose. Par exemple, les lecteurs de Madame Figaro sont des personnes qui ont un certain revenu et un certain niveau de vie. On ne cherche pas comme lectrices potentielles des femmes trop jeunes ayant juste un petit fonds d’argent de poche à dépenser. Nous ne cherchons pas la jeunesse pour la jeunesse! Notre approche marketing est beaucoup plus axée sur les revenus de notre lectorat et son style de vie que sur des tranches d’âge spécifiques."

D’après Patrick Moreau, le lectorat jeune est constitué de surfeurs qui passent très aisément d’une mode à une autre, peu fidèles aux annonceurs.

"Les annonceurs dans les médias mettent le paquet sur les jeunes en dépensant des sommes mirobolantes. En retour, ils ont très peu de gratitude de leur part. Par contre, les lecteurs plus âgés et plus riches seront beaucoup plus fidèles aux marques qui les auront séduits."

L’omniprésence d’Internet et des nouvelles technologies dans le monde des médias suscite une inquiétude "tout à fait légitime", constate Scott Dadich.

"High-tech est synonyme de futur. En ces temps nébuleux caractérisés par l’incertitude et l’absence de repères existentiels, les nouvelles technologies provoquent un malaise et même parfois un certain effroi. Il faut dissiper cette peur. Je suis résolument convaincu que les évolutions technologiques sont plus une formidable chance qu’une menace pour les médias. Internet est un support précieux, et des plus efficaces, pour des magazines confrontés à la dure réalité de la stagnation des revenus publicitaires."

La "révolution" Internet dans l’univers des médias ne bat pas encore son plein dans les pays francophones, le Québec étant une exception, estime Patrick Moreau. En France, le taux de pénétration d’Internet dans les foyers n’est que de 70 %, "un niveau relativement faible" quand on le compare à celui d’autres pays. Par exemple, en Corée, le taux de pénétration d’Internet frôle les 95 %.

"L’arrivée d’Internet dans un magazine requiert une approche nouvelle dans les esprits parce qu’on a affaire à un médium anticonventionnel. Il va de soi que les principes de mise en pages ne sont pas les mêmes, ni les modes de lecture. Les lecteurs non plus ne sont pas les mêmes. La femme de plus de 50 ans est moins rompue à Internet que la jeune femme de 20 ou 30 ans. On ne peut pas ignorer ce lectorat fidèle pour qui Internet et les autres technologies de pointe ne sont souvent qu’"une quincaillerie bizarroïde" pour extraterrestres!"

L’utilisation des nouvelles technologies dans les magazines a considérablement modifié l’approche et le rapport aux lecteurs, croit Michèle Fitoussi.

"Les blogues et les forums de discussion consolident les liens entre un magazine et ses lecteurs. Ces derniers nous font part sur-le-champ de leurs attentes, de leurs souhaits… et aussi de leurs griefs. Leurs suggestions et remarques ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd! Elles constituent la matière première qui nourrit et oriente nos stratégies de positionnement dans le futur et d’innovation."

Scott Dadich, Michèle Fitoussi et Patrick Moreau étaient les conférenciers invités de la Journée de réflexion sur l’avenir de l’industrie du magazine, organisée dernièrement par Magazines du Québec à Montréal.