Société

Desjardins : Les contes de fées

Pour le 30e anniversaire de la publication des premières aventures de Corto Maltese, le héros de bédé d’Hugo Pratt, le magazine Lire publie un dossier sur le personnage et son créateur.

Le hasard faisant parfois aussi bien les choses dans la réalité que dans la fiction, je recevais au même moment, par la poste, un album couleur de Corto que j’avais commandé depuis tellement longtemps que je ne l’attendais plus, ayant jusqu’à oublié la transaction.

Le soir, je me suis glissé dans cette Suite caraïbéenne et mes couvertures avec la même familiarité. C’est que Corto et moi, nous nous fréquentons sporadiquement depuis le cégep. À travers les bibliothèques d’abord, dans la collection originale en noir et blanc, et maintenant en couleurs, une édition cartonnée dont j’accumule lentement les volumes à raison d’un ou deux par année.

Comme je lis peu de bandes dessinées, je me suis demandé en parcourant le spécial de Lire: pourquoi Corto Maltese exerce-t-il un tel pouvoir d’attraction sur moi? Pourquoi est-ce que je retourne à ses histoires plusieurs fois l’an, comme si je répondais à un appel?

À l’évidence, cela n’a pas qu’à voir avec un train rempli d’or au milieu de la Sibérie, ces aventures dans lesquelles l’entraîne ce fou de Baron Corvo, ces portes d’une cour secrète de Venise qui s’ouvrent sur d’autres mondes ou la découverte du pays mythique de Mû. Car à bien y penser, je suis finalement peu enclin aux histoires fantastiques, aux récits d’aventures, contrairement à Corto qui, lui, est dévoré par ces promesses de richesse aux proportions homériques.

Mais alors, au-delà des récits qui côtoient l’histoire du monde, les légendes, la naissance et la mort de civilisations ou les luttes armées en tous genres, que reste-t-il de si fabuleux chez Corto Maltese?

À bien y penser, c’est sa complexité, son humanité qui me fascinent. Je me vois dans ses contradictions, dans cet éternel déchirement entre le confort que procurent le cynisme ou l’ignorance volontaire et le risque que comporte l’envie de croire à quelque chose. Une idée de la vie plus grande que nature, une quête de merveilleux, mais aussi de justice.

Comme Corto, je suis un idéaliste qui préfère parfois s’ignorer. Que ce soit lâchement, pour des raisons d’hygiène et de santé mentale. Ou encore parce que je suis terrorisé par la bêtise et le dogmatisme de ceux qui se transforment trop vite en curés de la bonne conscience et dont le discours se rapproche un peu trop dangereusement de la facilité d’une toune engagée des Cowboys Fringants.

Corto Maltese, c’est l’incarnation de ce même tiraillement qui habite les peuples, écartelés entre l’individualisme et le vivre ensemble, incapables de trouver l’équilibre entre les deux.

Cela m’a sauté au visage dans les pages de Suite caraïbéenne.

Indolent, les pieds sur le dossier d’une chaise, affalé dans un fauteuil de la pension Java à Paramarimbo en Guyane hollandaise, Corto Maltese allume un de ces minces cigares qu’on ne fumait autrefois qu’au Brésil ou à La Nouvelle-Orléans.

Et voilà pour les deux cases qui introduisent la première planche de cet album d’Hugo Pratt. L’insouciance, vite rattrapée par l’aventure qui commence, qui rattrape le marin maltais, parfois contre son gré. Parfois sans même qu’il ne s’en aperçoive.

Ainsi va-t-il, dans les pages suivantes, secourir un vieil ivrogne qui viendra ensuite lui picorer la conscience, faisant sourdre de son armure d’indifférence une humanité que Corto tente de rejeter parce qu’elle expose toute sa vulnérabilité devant un monde impitoyable et cruel.

Si 40 ans après ses premières aventures, Corto Maltese fascine toujours autant les lecteurs, séduit toujours les femmes, c’est parce qu’il est plus qu’un vecteur de l’imaginaire, le héros d’aventures rocambolesques, celui qui cherche toujours à voir si la vraie vie est ailleurs, un voleur de coeurs impénitent ou celui qui prend le parti de la liberté, peu importe le camp qu’il choisit.

S’il parvient à s’extraire du temps, à captiver avec la même puissance d’attraction qu’à ses débuts, c’est que ses aventures sont des fables, amorales bien sûr, qui nous rappellent que les bons ne sont jamais tout à fait bons, qu’il en va de même pour les méchants, et qu’il y a dans cette complexité humaine toute notre horreur, mais surtout, toute notre beauté.

Ce qui est énorme pour une bédé.

***

Je reviens de courtes vacances et recommence à écrire comme on recommence à jogger. Non sans difficulté, peinant à retrouver le rythme, la cadence, la bonne foulée, le souffle. Les vacances, pendant lesquelles on se retrempe en plus dans Corto Maltese, vous donnent cette envie d’inutilité qui n’est pas nécessairement compatible avec le rôle de chroniqueur.

Et vlan, une nouvelle tirée du Devoir relayée par la SRC à l’heure du petit-déjeuner suffit pour me replonger instantanément dans l’indignation qui est un peu ma marque de commerce.

On y apprend qu’un rapport du ministère de l’Éducation propose de ne plus comptabiliser entièrement les erreurs de français dans l’examen obligatoire au terme des études collégiales, proposant plutôt de juger du texte dans son ensemble.

Au-delà du nivellement par le bas que cela suggère, au-delà du mépris de la langue, on est ici dans l’essence même de tout ce qui cloche avec le système d’éducation. Cette volonté de toujours mettre l’accent sur ce qui va bien, jamais sur ce qui ne va pas. Il en allait ainsi des bulletins de la réforme, des formules ésotériques qu’elle propose, de l’interdiction du redoublage au primaire, de toutes ces approches qui masquent la faiblesse afin d’éviter le traumatisme à nos ti-nenfants, rappelant qu’au fond, tout le monde il est beau, tout le monde il est fin, hein?

Vous dire que ce genre de conclusion émanant de ce ministère me décourage relève donc de l’euphémisme.

Combien de fois faudra-t-il répéter à nos vertueux pédagogues et à nos statisticiens de la réussite scolaire que la vie n’est pas une suite ininterrompue de happy endings, que l’échec n’a pas à être un tabou, et qu’en prolongeant le conte de fées de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte dans le milieu scolaire, on ne forme pas de meilleurs êtres humains. On fabrique plutôt des monstres incapables de vivre les contrariétés et les petites humiliations dont est jalonnée l’existence.

Car comme pour tout le reste, mieux vaut apprendre à se casser la gueule pour savoir mieux tomber, et surtout, se relever.