Frédéric Boily : Les hommes du Premier-ministre
Société

Frédéric Boily : Les hommes du Premier-ministre

Professeur de science politique de l’Université de l’Alberta, Frédéric Boily vient de faire paraître l’ouvrage collectif Stephen Harper: de l’École de Calgary au Parti conservateur sur le groupe d’intellectuels que Stephen Harper a fréquenté pendant ses études et qui exerce encore sur lui une influence certaine.

Stephen Harper revient d’une autre visite éclair en Afghanistan. Cette mission qu’il appuie fortement marque un changement d’orientation en matière de politique étrangère. Or, les Québécois y sont opposés. Harper ne risque-t-il de perde de précieux appuis au Québec?

"Cette mission permet à Harper de se présenter comme un allié des États-Unis. Pourra-t-il se rapprocher d’eux autant qu’il le veut, sans perdre des appuis au Québec? Il pourrait, en effet, se brûler les doigts. Mais les autres Canadiens aussi comprennent mal ce que l’on fait en Afghanistan. Les conservateurs n’ont pas bien expliqué le bien-fondé de cette mission, et ce n’est pas impossible qu’il y ait un retournement de l’opinion dans le reste du pays aussi…"

Vous venez tout juste de publier un ouvrage sur les liens entre Stephen Harper et l’École de Calgary, un collectif très favorable à un rapprochement avec les États-Unis. Qu’est-ce que cette École de Calgary?

"Essentiellement, c’est un groupe d’intellectuels "néoconservateurs" provenant du Département de science politique de l’Université de Calgary. Ces intellectuels, Tom Flanagan, Barry Cooper, David Bercuson, Ted Morton, entres autres, ont pris position, depuis le début des années 1990, sur différentes questions de la politique canadienne. Les relations Québec-Canada en particulier. Flanagan, le leader de l’École, est celui qui a les liens les plus forts avec Harper. Ils ont écrit des textes ensemble dont, en 2001, le fameux The Firewall Letter sur l’aliénation de l’Ouest, dans lequel ils en appelaient à une petite Révolution tranquille en Alberta, allant jusqu’à soulever l’idée que la province quitte la fédération…"

Que prône l’École de Calgary plus précisément?

"En premier lieu, le retrait de l’État. Ses leaders trouvent que l’État canadien en fait trop dans tous les domaines, en matière sociale par exemple. Flanagan, un spécialiste des questions autochtones, soutient que les politiques mises en place pour aider les autochtones sont un échec total. C’est en ce sens que l’on peut comprendre le fédéralisme d’ouverture de Harper: l’État fédéral ne peut pas tout faire, et on doit encadrer son pouvoir de dépenser.

Ces intellectuels sont aussi des critiques impitoyables de la Charte de 1982. Ils sont en désaccord avec la Charte, car elle retirerait du pouvoir au peuple pour le donner à des groupes d’intérêts. La Charte aurait, selon eux, permis à ces groupes de changer l’esprit du Canada. Ils donnent l’exemple des mariages gays qui n’ont pas la faveur de la population. L’École est ainsi très critique envers le pouvoir des juges.

L’École de Calgary est également favorable à une politique étrangère beaucoup plus volontariste, étroitement alignée sur la politique américaine, car les États-Unis sont notre allié comme notre partenaire commercial principal. Les gens de Calgary croient que nous avons depuis trop longtemps négligé nos relations avec les Américains."

Aujourd’hui, quelle est l’influence réelle de ces penseurs sur Harper? N’a-t-il pas dû prendre certaines distances depuis qu’il est élu?

"Oui, il est obligé de prendre certaines distances avec eux. Mais leur influence est encore palpable. Les conservateurs ont augmenté considérablement le budget de l’armée, par exemple. Dans son dernier budget, Harper a aussi montré sa volonté de mettre un frein aux grands programmes nationaux, comme celui des garderies. En matière de pouvoir judiciaire, une des premières choses qu’a faite Harper fut de resserrer le processus de nomination des juges à la Cour suprême. On sent dans ce cas l’influence américaine et celle de L’École de Calgary qui a critiqué très fortement le choix des juges dans le passé. Les conservateurs ont aussi aboli le programme de contestation judiciaire, qui était très utile pour les minorités, linguistiques notamment, pour faire entendre leur cause. Or, ce programme ne coûtait que 5 ou 6 millions par an…On voit dans ce cas une volonté réelle du gouvernement de freiner l’action des groupes d’intérêts tel que le réclament les penseurs de Calgary."

Quelle est la position de l’École de Calgary sur la question du Québec?

"Au début des années 1990, Bercuson et Cooper avaient critiqué très fortement le mouvement nationaliste québécois. Pour eux, il n’y a aucun compromis à faire. Il ne faut pas donner de droits à des groupes. Or, la motion sur la reconnaissance de la nation québécoise montre que Harper a pris ses distances avec les penseurs de Calgary. Mais il est possible qu’il ait repris leur idée, à savoir que le nationalisme québécois fonctionne sur le mode symbolique."

En 2006, Stephen Harper a clôturé son discours de victoire devant ses partisans par un bien senti The West is in! Est-on en train d’assister à un déplacement du centre du pouvoir politique de l’Est vers l’Ouest?

"À court et moyen terme, pas vraiment, parce que le Québec et l’Ontario détiendront encore la majorité des sièges aux Communes. Sauf que l’augmentation de la population est particulièrement forte en Alberta, mais aussi en Colombie-Britannique, ce qui fait que ces provinces deviennent plus exigeantes. On l’a vu, la semaine dernière, avec le projet des conservateurs de leur accorder plus de sièges au cours des prochaines années. À long terme, d’ici 25 ou 30 ans, on sent qu’il y aura un déplacement du pouvoir, tenant compte surtout de la richesse de ces provinces. Cette richesse économique engendrera de nouvelles demandes sur le plan politique."

L’Alberta est très riche, en effet, avec ses importants gisements pétroliers et gaziers. N’y a-t-il pas un risque qu’elle sorte de la fédération avant le Québec?

"Des sondages montrent que jusqu’à 30 % ou 35 % des Albertains seraient prêts à faire l’indépendance. Mais il faut se méfier de ces chiffres. Ceux, en Alberta, qui en rêvent sérieusement sont très minoritaires. Les Albertains ont toutes les ressources pour être indépendants, mais je serais très surpris qu’ils choisissent cette voie. Il n’y a pas de mouvement organisé en ce sens; ce n’est pas dans la culture albertaine. Et puis, les gens ne croient pas que c’est ainsi qu’ils régleront leurs problèmes de croissance, comme celui de la crise du logement."

Stephen Harper: de l’École de Calgary au Parti conservateur, les nouveaux visages du conservatisme canadien.
Par Frédéric Boily
Presses de l’Université Laval, 2007, 148 p.