Christine Ockrent : Le pouvoir féminin
La célèbre journaliste française Christine Ockrent rappelle dans un essai passionnant sur le pouvoir féminin, qu’en politique, à la différence d’un homme, une femme doit toujours prouver qu’elle est légitime et compétente.
Y a-t-il vraiment de plus en plus de femmes au pouvoir? Peut-on parler d’un mouvement de fond?
Tout à fait. Angela Merkel en Allemagne, Michelle Bachelet au Chili, Michaëlle Jean au Canada… En France, Ségolène Royal a été la première femme candidate à l’Élysée… Au Québec, Pauline Marois, en Suède, Mona Sahlin, en Israël, Tzipi Livni… seront candidates au poste de premier ministre lors des prochaines élections générales. Actuellement, on compte une douzaine de femmes présidentes ou premiers ministres, y compris dans des pays comme la Corée du Sud, la Jamaïque ou le Libéria. C’est un phénomène de génération, parce que toutes ces femmes aujourd’hui au pouvoir politique, qu’elles soient chef d’État ou chef de gouvernement, ont à peu près le même âge, la cinquantaine. Ce sont des femmes qui ont des parcours professionnels, à quelques exceptions près, très parallèles aux parcours masculins, avec évidemment un coefficient de difficulté plus grand parce que tout est toujours plus difficile pour les femmes, à commencer, bien sûr, par le regard qu’on porte sur elles. Si la façon de le conquérir et de l’exercer n’est pas spécifique, la représentation du pouvoir exercé par une femme reste intrinsèquement différente. On lui reproche plus longtemps une forme d’ambition qui, chez un homme, paraîtra naturelle. Le regard sur elle demeurera ironique et sceptique jusqu’au moment où les épreuves du réel gommeront les préjugés liés à son sexe.
Est-ce qu’une femme gouverne différemment?
Non, ça je crois que c’est une simplification un peu hâtive. Le pouvoir politique par nature, surtout dans nos démocraties, est d’abord soumis au réel, c’est-à-dire à la conjoncture, aux événements imprévus et au tempo du politique, qui n’est pas le même que le tempo médiatique ou le tempo de la vie personnelle. Le pouvoir est une confrontation avec le réel, et la marge de manoeuvre est étroite. Ce qui m’a beaucoup intéressée en étudiant particulièrement les cas d’Angela Merkel, en Allemagne, et de Michelle Bachelet, au Chili, c’est que l’agenda et les priorités des femmes au pouvoir sont parfois plus teintés par des préoccupations sociales, quel que soit le parti politique auquel elles appartiennent. On peut dire aussi, sans généralisation excessive, qu’elles font preuve en général d’un pragmatisme et d’un sens du concret plus évidents que leurs collègues masculins. Quelles que soient les cultures auxquelles ces femmes appartiennent et les systèmes politiques dans lesquels elles exercent leurs talents ou leurs prérogatives, on constate que les ressorts de l’ambition, les méthodes pour accéder au pouvoir, la manière de l’exercer s’apparentent à ceux des hommes. Simplement, pour elles, tout a été et demeure plus difficile.
D’après vous, les femmes aujourd’hui au pouvoir ont peu de goût pour l’idéologie. Pourquoi?
Oui, sûrement, mais je crois aussi que c’est l’époque. La plupart des idéologies sont mortes. Au fond, l’émergence de ces femmes dans l’arène politique correspond bien à une époque marquée à la fois par la mondialisation des problèmes et l’irruption du citoyen consommateur qui, dans les démocraties, consomme la politique comme n’importe quelle autre chose, c’est-à-dire qu’il prend, jette ou rejette. De ce point de vue, le pouvoir au féminin est un pouvoir très contemporain.
Le machisme et la misogynie, rappelez-vous dans votre livre, ont toujours pignon sur rue dans les cénacles politiques.
Oui, il y a toujours vis-à-vis des femmes, même dans nos pays occidentaux, un regard qui est beaucoup plus critique et beaucoup plus ironique, y compris de la part des autres femmes. Ce qui est intéressant et curieux, c’est que dans des pays non démocratiques, en particulier dans les contrées musulmanes, on voit des femmes parvenir au pouvoir la plupart du temps à la suite de phénomènes familiaux qu’on peut qualifier souvent de tribaux. C’est le cas au Bangladesh, où il y a deux femmes assez terrifiantes, Khaleda Zia, 61 ans, premier ministre, veuve d’un président assassiné, et Cheikh Hasina Wajed, 79 ans, fille du fondateur et premier chef d’État du pays, assassiné lui aussi, qui s’entre-déchirent depuis des années. Chaque fois, les campagnes électorales sont très violentes, chaque camp déchaînant ses factions contre l’autre, organisant des manifestations de masse comme autant de démonstrations de force. Dans des pays du tiers-monde, des femmes sont souvent au pouvoir pour préserver les intérêts d’un clan. On constate aussi, notamment en Asie, qu’en matière de corruption, de mépris de la légalité et de violence, les femmes n’ont rien à envier aux hommes.
Une fois au pouvoir, les femmes deviennent-elles des féministes invétérées?
Parvenues au sommet, nos dirigeantes ne sont pas forcément des féministes actives. Elles ne promeuvent pas automatiquement leurs congénères. Mais elles s’intéresseront plus volontiers que les hommes aux chantiers imposés par l’évolution inégalitaire de nos sociétés. Tout dépend de ce qu’on entend par féminisme. On est loin, aujourd’hui, de ce que certains groupes de femmes militantes continuent de penser comme étant le féminisme pur et dur. On est plutôt dans quelque chose qui, je crois, est communément admis par les femmes et les hommes, qui considèrent en fait que les deux sexes doivent avoir une égalité de droits, de devoirs et de chances.
Hillary Clinton, candidate à la présidence des États-Unis en 2008, n’est-elle pas en train de bousculer les moeurs électoraux américains?
Oui. C’est la première fois qu’une femme a des chances de devenir présidente des États-Unis. Dans le système politique américain, à la différence du système canadien, le président est le chef des Forces armées. Donc, dans les critères disons habituellement teintés de testostérone, qui consistent à dire que seul un vrai homme peut exercer cette fonction, une femme présidente semble encore un voeu chimérique. Mais le désastre du deuxième mandat de George Bush est tel que, du coup, une partie de l’opinion publique américaine a sensiblement changé sa position par rapport à ce critère d’appréciation. Hillary Clinton a réussi à convaincre par la qualité de son travail parlementaire. Elle appartient à une génération qui a beaucoup travaillé pour être prise au sérieux, qui a tout fait pour incarner le rêve absolu des féministes: prouver qu’une femme peut être un homme comme un autre. Elle apparaît par rapport à Barack Obama, le premier Afro-Américain à songer ouvertement à une candidature présidentielle, comme la gardienne de l’establishment politique. On voit bien que le choix entre le sexe et la race est une dimension singulière des primaires au sein du Parti démocrate américain.
Malgré ce mouvement de fond, on ne peut pas éluder une réalité ostensible: les femmes sont encore très minoritaires dans le monde politique.
C’est vrai. Mais, aujourd’hui, une nouvelle génération de femmes revendique d’une façon très naturelle le droit d’avoir accès aussi aux postes de responsabilité les plus importants. Comme les hommes, les femmes peuvent avoir le goût du pouvoir, le sens des sacrifices qu’il impose, la capacité de le conquérir, la vanité de croire à leur propre talent, l’ambition et la volonté de changer la vie. Eleanor Roosevelt, qui n’eut jamais de rôle officiel aux côtés de son époux président des États-Unis, mais qui exerça une influence considérable sur la gauche américaine – et sur le féminisme -, affectionnait cette formule: "Une femme, c’est comme un sachet de thé. Vous ne connaissez pas sa capacité de résistance jusqu’à ce qu’elle soit plongée dans l’eau bouillante." D’évidence, elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir s’y jeter!
(1) "Madame la… Ces femmes qui nous gouvernent" de Christine Ockrent. Éditions Plon, 2007, 220 p.