Société

Desjardins : Le bonheur triste

C’était à Christiane Charette l’autre matin. Encore dans l’auto, j’arrivais de déposer ma loutre à la garderie, la dame en noir recevait Hélène Pedneault. Quand celle-là sévit sur un plateau de télé ou derrière un micro de radio, je me rive au haut-parleur comme une sangsue, attendant le moment où elle finira, car c’est immanquable, par laisser tomber une connerie.

Oui, je suis aussi débile que cela, je me lève la nuit pour haïr certaines personnes, et c’est vrai, nous sommes ici dans un cas patent de pur masochisme médiatique. Mais quel spectacle! En fait, cette femme est sans doute la plus incandescente représentante de cette race de défenseurs autoproclamés qui nuisent plus souvent qu’ils n’aident aux idées et causes qu’ils défendent. En ce qui concerne Mme Pedneault, on pense précisément au féminisme, et à la gauche plus généralement.

On ne peut reprocher à quiconque de plaider avec force et énergie, ce n’est d’ailleurs pas ce qui agace ici. Mais chez cette militante de longue date, on peut toujours compter sur un écart, un truc grossier, au sens où ses comparaisons boiteuses l’amèneront presque toujours à l’exagération honteuse. Et là, on verse dans le n’importe quoi, l’esbroufe, la virulence pour la virulence, le même genre d’opinion-spectacle qu’on reproche habituellement aux clowns de la droite.

C’est que Mme Pedneault fait partie de cette espèce de bibittes médiatiques dont on ne sait trop si elles abhorrent le silence au point de toujours vouloir le combler ou qu’elles aiment à ce point s’entendre parler qu’elles n’arrivent que trop rarement à se taire.

Toujours est-il que ce matin-là, Christiane Charette reçoit je-ne-sais-plus-qui-d’autre et qu’on cause bonheur. "C’est un tabou", s’immisce Hélène Pedneault, avec ce ton pontifiant dont elle a le secret.

J’ai aussitôt éclaté de rire.

Vrai, j’en ai entendu de bien meilleures venant d’elle, mais là, on était justement dans un de ces instants où le média aspire l’invité qui dit soudainement n’importe quoi pour remplir le vide, pour se donner de l’importance. La déclaration est souveraine, incontestable, on n’est même plus dans l’opinion ici, mais dans la vérité, hors de tout doute. Vous me direz qu’il y a plus grave au rayon des bêtises proférées sur les ondes, et je m’inclinerai sans trop pester. Sauf que faut être drôlement culotté pour prétendre sans sourciller que le bonheur est un tabou de nos jours.

En fait, suffit d’attendre en ligne à l’épicerie pour s’apercevoir du contraire. "Elle trouve enfin le bonheur avec Machin", peut-on lire sur une revue à potins. "Leurs recettes du bonheur", a-t-on imprimé en jaune serin (ou est-ce jaune serein?) sur un magazine de medames. Et tiens, cette page couverture du magazine l’Actualité en juillet de l’an dernier: "Donner, ça rend heureux".

Étalé partout, convoité dans tous les cabinets de psys, acheté, vendu sous toutes ses formes, le bonheur, c’est un peu notre nouvelle pornographie.

Par la répétition, oui. Mais surtout parce qu’à l’instar de la porno, cette inlassable quête et les douze mille recettes proposées pour y parvenir commandent une sorte de tyrannie où, comme pour le rapport entre porno et sexualité, les attentes démesurées appellent la déception assurée.

Il nous faut le bonheur, le vrai, le gros, la totale. On se fait une idée de ce que devrait être ce bonheur, on idéalise, on n’en démord pas, on lit partout qu’il y a un chemin quelque part pour y parvenir, qu’il y a des moyens de l’atteindre, qu’aucun sommet n’est trop élevé, au point où on en fait une obsession symptomatique d’une société trop confortable qui veut toujours plus de ressorts ensachés dans le matelas de l’existence.

Bref, cette porno du bonheur fucke complètement notre rapport à la vie.

À force de se le faire étamper sur la gueule, on finit par croire qu’une vie sans ce bonheur-là, c’est une vie ratée. Comme le type qui s’imagine qu’une sexualité normale ressemble nécessairement à ce qu’il voit dans les clips de cul qu’il mate sur le Net, on finit par vouloir éjaculer de bonheur au visage de la vie. Tout le temps, tous les jours.

Le tabou, en ce sens, c’est plutôt l’ordinaire sous toutes ses formes. Le malheur ordinaire, l’ennui ordinaire, la violence ordinaire, les humiliations ordinaires, le racisme ordinaire, le sexe ordinaire, l’amour ordinaire, la pauvreté ordinaire. Et aussi le bonheur, c’est vrai, mais pas le total, le sublime, le fantasme sur lequel bande l’Occident tout entier. Juste le bonheur ordinaire. Un parfum. Une heure du jour où le soleil entre par les fenêtres du salon et trace des ombres tendres sur les murs. Une phrase dans un bouquin qu’on note dans son carnet. Un numéro de téléphone qui apparaît sur l’afficheur. Les amis qui viennent te chercher pour aller rouler. Un silence. Une décharge d’endorphines. Une chanson.

Comme celle de Didier Boutin qui nous rappelle que sans le malheur, le bonheur c’est triste.