La mort de Ben's Delicatessen : Nostalgie, Klezmer et cornichons
Société

La mort de Ben’s Delicatessen : Nostalgie, Klezmer et cornichons

Ben’s Delicatessen, un des rares exemples de l’architecture Streamline à Montréal, risque d’être remplacé par un hôtel-boutique. Jeudi passé, musiciens et artistes se sont mobilisés pour défendre ce lieu.

C’est une scène historique du centre-ville: vers midi, une file interminable de gourmands se forme devant Ben’s Delicatessen. Hommes d’affaires, étudiants et célébrités (Leonard Cohen et Pierre Trudeau, entre autres) s’attablent à la bonne franquette pour déguster les énormes sandwiches de boeuf fumé, cornichons, frites et autres délices qui font la réputation de ce sympathique deli depuis 1908.

Malheureusement, cette scène sera désormais reléguée dans nos archives. En décembre, après la grève de six mois des employés, qui exigeaient de meilleures conditions de travail, les propriétaires ont décidé de fermer boutique. Depuis, ils négocient avec les promoteurs immobiliers SIDEV pour une vente éventuelle qui mènerait à la démolition de l’immeuble de Ben’s et à la construction d’un hôtel-boutique sur son site.

La disparition de Ben’s en révolte plus d’un, si on en croit les réactions dans les médias et la manifestation qui a eu lieu, jeudi passé, devant le resto. Rassemblés par Art Déco Montréal, un organisme de préservation des bâtiments de style Art déco, Dan Selligman, promoteur de Pop Montréal, Socalled, musicien hip-hop/klezmer et Tim Rideout, réalisateur, se sont réunis avec d’autres artistes pour rendre hommage à Ben’s et demander que le resto soit désigné comme patrimoine historique.

UN CLASSIQUE STREAMLINE

"Ben’s est un icône absolu du Streamline, un des derniers exemples de ce style à Montréal", explique Rosalind Pepall, conservatrice principale des arts décoratifs anciens et modernes au Musée des beaux-arts de Montréal (MBA), où elle vient d’organiser une exposition sur le Streamline. "L’immeuble devrait être classé par le gouvernement pour empêcher sa démolition." En effet, avec sa devanture de métal aux courbes hypermodernes et son intérieur citron et métal rétro au plafond bas, Ben’s, construit en 1950 par Charles Davis Goodman, est emblématique de ce courant, né en Amérique dans les années 30, qui s’inspirait des lignes aérodynamiques des avions et des trains pour créer des objets de tous les jours.

D’ailleurs, les organisateurs d’Art Déco Montréal sont d’autant plus révoltés par la démolition de Ben’s que l’exposition du MBA fait fureur. "D’un côté, on glorifie le style, et de l’autre, on détruit un immeuble unique", se plaint Sandra Cohen-Rose, présidente de l’organisme.

UN VESTIGE DU PASSÉ

À part son importance architecturale, Ben’s représente une grande partie de l’histoire montréalaise, particulièrement pour la communauté juive. "Je trippe sur tout ce qui est vieux, mais notre histoire est en train de disparaître sous nos yeux", déplore Socalled qui a joué du Klezmer, lors de la manifestation, pour exprimer son attachement au classique resto juif.

Dan Selligman, de Pop Montréal, est du même avis. "C’est un lieu sentimental pour l’histoire de l’immigration juive à Montréal. Il faudrait reconnaître la valeur de ce genre d’établissement au lieu de tout détruire. L’atmosphère de Ben’s ne pourra jamais être restituée." Cela ne suffit pas de conserver les artéfacts – les photos de réguliers notoires, comme Pierre Eliott Trudeau ou Ed Sullivan, qui seront exposées au Musée McCord, affirment les manifestants. Selligman propose, par exemple, de sauver l’édifice et de le reconvertir en centre culturel, comme il l’a fait avec la Fédération ukrainienne, où il organise régulièrement des concerts de groupes comme Arcade Fire et Patrick Watson.

Entre-temps, la famille Kravitz, propriétaire de Ben’s depuis 1908, a refusé de nous faire part de ses impressions. De son côté, Sam Benatar, le promoteur de SIDEV, semble confiant que son projet prendra forme. "L’immeuble a été construit depuis 50 ans, affirme-t-il. Je ne comprends pas pourquoi il serait déclaré historique ou patrimonial." Par contre, la Ville de Montréal a garanti n’avoir obtenu aucune demande de permis de destruction de SIDEV, permis sans lequel aucun projet ne pourrait prendre forme. Espérons que l’art et les idées sauveront ce resto qui, avant même d’avoir disparu, provoque tant de nostalgie.

Pour plus d’info: www.artdecomontreal.com