Société

Desjardins : Limoilou est une femme

Je suis arrivé chez elle sans trop m’annoncer. Tout s’est joué dans les petites annonces, s’est négocié rapidement, dans l’urgence. Étrangement, j’ai eu l’impression que c’était elle qui me cherchait, qui m’a trouvé. Qu’en réalité, je n’ai jamais eu d’autre choix que de venir m’y installer.

Aurais-je répondu à son chant comme à celui d’une sirène?

Quand je me suis pointé avec mon barda, chose certaine, elle m’attendait. Et là, après seulement quelques semaines, c’est sûr, elle me tient dans sa main, sous le joug d’un charme prolétaire, suranné.

Je m’en rends compte aujourd’hui, Limoilou n’est pas mon nouveau quartier. Limoilou est bien plus que ça. Limoilou, c’est quelqu’un. Limoilou, c’est une femme.

Redoutable parce que subtile et fuyante, elle révèle ses splendeurs avec parcimonie. Au fil des promenades que je m’autorise sur son corps tuméfié, elle laisse entrevoir ses quelques merveilles avec la finesse d’une strip-teaseuse d’expérience qui dévoilerait ses atouts prudemment, consciente de l’effet qu’elle produit sur un public alangui.

Sa beauté atypique se joue des défauts et réclame l’attention sans qu’on sache vraiment pourquoi. Partout, la noblesse y côtoie l’indigence, ses cicatrices sont autant de témoignages de ceux qui l’ont fait souffrir, sans toujours le savoir, entretenant peut-être même parfois les meilleures intentions. Qui sait?

Sur la 5e Rue, elle est maladroitement fardée. Voyez, les façades des édifices dont on a repeint les vieilles briques en mauve, en rose. Sur le pont de la 3e Avenue, elle est totalement pute. Je l’ai compris en croisant le regard improbable, à la fois distant et lubrique, d’une junkie famélique qui cherchait un client pour se payer son prochain fixe. Sur tout son territoire, elle est farouchement indépendante, multiplie les petites entreprises et les dépanneurs dont la seule affiliation est celle à Pepsi, qui a payé pour l’enseigne lumineuse où viennent se recueillir les insectes à la brunante, nuée indifférente au cortège de fêtards et d’ivrognes dont le défilé n’est autre que celui de pilleurs s’attaquant aux frigos que l’on verrouille après 23h.

Aux abords de la Saint-Charles, elle est liftée. Soulagée de ses guêtres de béton pour mieux montrer ses berges nues, lisses. Sous les échangeurs de Dufferin-Montmorency, elle souffre d’un cancer de la modernité en phase terminale. Au moins un jour sur trois, elle empeste le parfum de la Stadacona qui lui envoie les vapeurs de son infatigable usine. Sur la 8e Avenue, juste après le Centre Horizon, elle titube, comme ce type qui prenait appui sur tout ce qu’il trouvait avant de s’affaler au milieu d’un escalier en colimaçon, jeudi dernier, à l’heure du souper. Un peu plus loin, elle s’interroge à propos de la nature de l’homme à travers les employés d’une shop de débosselage qui palabrent sur les limites de la raison quand survient la passion, tout cela en sifflant des bières après le boulot.

Le téléphone sonne: "Heye, Ti-Guy, c’est ta femme, elle t’attend pour le souper."

Partout, dans ses rues, ses ruelles, sur ses trottoirs, dans ses restos, elle est familiale. Innombrables, les femmes enceintes y portent leur fardeau dans la touffeur de l’été sans pour autant se donner des airs de martyres. Les enfants prennent possession de tous les lieux que réclament leurs jeux, emplissant le silence d’après-souper de cris, de pleurs, jusqu’à ce que leurs délires soient interrompus par l’appel du soir.

Une voix stridente se fait entendre: "Heye, Ti-Guy, c’est ta mère, elle t’attend pour ton bain."

La nuit, elle est féline. Sa population de chats y excède probablement celle des humains. Les mâles se disputent bruyamment le territoire tandis que les femelles hurlent leurs chaleurs avec la détresse des prisonniers torturés au nom de la liberté à Guantanamo.

Dans sa topographie, elle est anarchique. Elle est un poème en vers libres rédigé par des urbanistes ivres.

Et son côté débonnaire ne permet pas de le soupçonner, mais elle est jalouse. Surtout dans les arrière-cours qu’on aperçoit, par chance, quand s’ouvre un portail, une grille, laissant deviner la luxuriance d’un jardin entretenu avec ferveur, comme une enclave végétale au milieu d’un monde de bitume et de béton. Un poumon intact dans un corps gangrené qu’elle cache comme si on allait le lui chiper.

Elle est ouvrière, chômeuse, étudiante, jeune et vieille, pauvre, intellectuelle, désespérée, parfois désespérante, c’est vrai, mais aussi plutôt hip sur la 3e Avenue, qui se prend par endroits pour Montcalm ou le Plateau Mont-Royal, avant l’embourgeoisement mortifère.

Elle est insupportable avec tous ses clochers qui sonnent la fin de la messe en même temps les dimanches matin. Elle est bavarde comme tous ces voisins qui s’adressent la parole sans vraiment se connaître, le simple rapport de proximité invitant à l’échange. Elle est ferroviaire avec tous ses trains qui sifflent, et font un boucan d’enfer.

En fait, Limoilou est une femme aussi étourdissante que cette chronique.

Un peu cinglée, mystérieuse, difficile à cerner. Accueillante mais craintive, elle se laisse donc découvrir lentement. Et si je n’en connais qu’une parcelle, déjà, je l’aime avec toute la ferveur des idylles naissantes.

Et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser qu’un jour, elle finira par me tomber royalement sur les nerfs.