Elles étaient immorales et crues, indigestes pour certains, et elles dégageaient l’un des parfums les plus lascifs qu’il ait été donné de respirer – ou à peu près. Après 150 ans, elles continuent de choquer – de façon moins évidente, selon la perception la plus répandue, puisque la moralité et nos esprits seraient moins engoncés dans le tissu des convenances qu’ils l’ont déjà été… Ce qu’il faut bien entendu nuancer.
C’est en 1857 qu’était publié le recueil Les Fleurs du mal, de Charles Baudelaire. Dès lors, l’auteur et son éditeur, Auguste Poulet-Malassis – la petite histoire des pince-sans-rire raconte qu’il en est tombé de sa chaise -, ont essuyé une amende salée, et certains textes ont dû être censurés. Ce n’est qu’en 1949 – longtemps après la mort de Baudelaire, ça va de soi -, que la cour a permis la réinsertion des corolles controversées qui avaient dû être effeuillées, devenues de véritables épaves poétiques…
Il est facile de se laisser croire qu’on n’aimait pas être choqué, à l’époque. Que nous sommes une société "plus avancée" parce que plus ouverte aux écarts de l’art et de la poésie, à la cuisse légère et aux idées folles. Il y avait pourtant au XIXe siècle une grouillante culture érotique, qui ne se montrait que rarement au grand jour – l’équivalent approximatif de ce qu’on qualifie aujourd’hui d’underground – et qui a donné naissance à nombre de poèmes, de pièces de théâtre même, le plus souvent jouées par des marionnettes (qui a dit que les marionnettes visent nécessairement un public enfantin?) pour s’éviter les foudres de la cour et de l’Église qui veillaient au grain – et à l’ivraie…
Et que dire du marquis de Sade, qui avait à la fin du siècle précédent déjà allègrement visité tous les temples féminins, traduisant en mots ces fantasmes rudes qui aujourd’hui servent de cours de sexualité en ligne pour nos adolescents – voir à ce sujet par l’intermédiaire de n’importe quel moteur de recherche Le Parfait Guide de la parasexualité 101 ou Pornographie appliquée. En fait, même les textes de la sombre époque moyenâgeuse, et plus tôt encore quelques-uns issus de la riche période de l’Antiquité grecque, avaient leurs références grivoises, ce dont il nous reste peu de témoignages, juste assez pourtant pour en avoir quelque affriolant indice.
Dans les propositions poétiques de Baudelaire, ce n’est donc pas véritablement leur côté libertin qui achoppait. Car plusieurs de ses "fleurs maladives", comme il aimait appeler ses poèmes, n’ont pas été retranchées du corpus envoûtant alors qu’elles étaient franchement lubriques, voire scatologiques – le rapport désir/dégoût provoqué par la lecture du poème Une charogne en est certainement un exemple révélateur, associant le corps de la femme désirée à une vulgaire carcasse décomposée…
Ce qui était particulièrement osé dans Les Fleurs du mal, c’était justement la sacralisation du profane – à mille lieues de la profanation du sacré que certains ont cherché à lui reprocher. En termes clairs: il a vu la beauté là où personne d’autre ne la voyait. Liant dans des alliances improbables le ciel profond et l’abîme, le divin et l’infernal, il a remis en question la dichotomie entre le bien et le mal qui était profondément ancrée dans les moeurs de l’époque – et qui revient à la mode avec la montée de la droite.
On a dénoncé ses oeuvres. Et pourtant, s’il avait vécu à notre époque, Baudelaire ne serait pas devenu pornographe. Ses fleurs du mal ne seraient pas des fillettes impressionnables conquises par les volutes de ses paradis artificiels dans le but de les effeuiller et de les déflorer sur webcam. Car pas plus que le sacré il n’a profané la beauté, préférant papillonner d’une fleur à une autre, appréciant de l’une le parfum, de l’autre la couleur, de l’autre encore le pollen… ou les épines dressées. Il n’exposait pas, comme bien avant lui l’avait fait le marquis de Sade, les corps crus et les ébats bruts. Il taisait les préjugés pour se laisser apprécier ce qui ne plaisait pas à la majorité; une prostituée, ou une courtisane imparfaite, voire la carcasse d’une charogne grande offerte au ciel et au regard.
Non, il ne serait pas pornographe. Il serait encore et toujours poète. Il aurait probablement troqué le sonnet pour les vers blancs, ce qui ne l’empêcherait pas de jeter un regard lucide et dévastateur sur une société qui a fait d’une éternelle profanation son pain quotidien. Il serait pris de spleen devant les abus d’une culture de masse qui ne respecte plus aucune beauté (dût-elle être insalubre) et qui préfère aux fleurs du mal la merde la plus sentie. Comme quoi chaque époque à son parfum.