Passer sa vie à penser le monde, à le réinventer en échafaudant des réflexions dont on espère qu’elles tiennent la route. Toujours organiser ce fouillis d’informations qui surgit dans l’indocile quotidien. Jusqu’à ce que surviennent ces situations qui obsèdent. Qui accaparent l’esprit. Qui ont une emprise sur tout le reste.
Il y a sans contredit des événements qui perturbent l’ordre des choses, heureux ou non.
Voilà que j’ai l’irrépressible envie de m’abandonner. Ne rien revendiquer, excepté le droit de me laisser aller à ce sentimentalisme mielleux qui d’ordinaire me répugne jusqu’à la nausée.
À ma décharge, l’imminence d’un événement rarissime, attendu depuis longtemps.
Il ne s’agit pas d’un événement culturel qu’on aurait tu ou qui aurait échappé à tous les autres médias – j’aurais bien voulu vous servir un tel scoop, mais le mois d’août en cache peu dans les replis de son baluchon. C’est plutôt un phénomène naturel, qui survient à l’occasion, qu’on passe généralement sous silence, qui ne fait certainement pas la manchette. C’est pourtant le théâtre à la fois du courage le plus grand et des modesties les plus sincères. Je parle d’une naissance. Au sens propre. La naissance d’un enfant.
Au moment d’écrire ces lignes, mon deuxième fils est sur le point de voir enfin le jour. Et la nuit. Et l’aube, et le soleil, et la pluie. Et de découvrir à la mesure de ses moyens tout ce qui peuplera le temps, aujourd’hui, et demain.
Voilà l’occasion idéale pour faire le point. Que voudrais-je léguer à mes fils? Ce qu’on laisse derrière soi, la seule véritable trace, le seul succès possible…
Le capharnaüm d’une bibliothèque qui ne tolère l’ordre que par nécessité, menaçant à tout moment de sombrer dans un chaos poussiéreux. Avec la chose qui vole et la colère de l’alouette – puisque la descendance de Félix ne semble pas savoir quoi en faire. Le vent du large de Vigneault, l’urgence de Miron, le détachement de Saint-Denys Garneau, les automatismes de Gauvreau, la forêt de Giguère, les enfants diktats de Ducharme, la mesure irréprochable de Nelligan, le verbe de ruelle de Tremblay… Surtout, le blanc des pages souillé de notes et de vers improvisés.
Des dizaines de cahiers, des feuilles empilées, chiffonnées, griffonnées. Des mots à la volée, ceux qui caressent et fleurent la beauté, ceux qui sont menteurs, la plupart dispersés, parsemés sur l’éventail de mes rêves et dans le sombre de mes frustrations.
La mémoire, aussi, portée par d’antiques complaintes. Quelques tragiques refrains qui sourdent du folklore québécois, fredonnés d’une voix qui n’a rien de brillant, que le fait d’être paternelle. Et un chapelet de souvenirs qui ne se révèlent qu’avec parcimonie, juste avant le sommeil, quand la clameur étrange des rêves nous attire dans son tourbillon hypnotique.
Toute une histoire qui s’écrit, trempant sa plume dans la trame de notre quotidien, flirtant avec nos décisions les plus banales. Une histoire qui attend chaque jour d’être réinventée.
Mais par-delà les mots, aussi, je voudrais léguer à mes fils ce que la langue ne peut pas toucher. De l’espace à perte de vue, qui grise en silence. Et ce désir intense de traverser le paysage, d’avancer pour mettre le pied dans l’horizon qui s’amarre au regard.
Je voudrais qu’ils aient la curiosité des choses légères. L’envie de sentir sur leur langue gicler le jus d’une tomate tiède, encore gorgée de soleil. L’intraduisible fierté du premier brochet pêché. La rencontre d’un artiste jusque-là inconnu, la découverte de son univers un peu fou. Le spectacle incandescent des danseurs, leurs corps puissants qui sculptent l’imprévisible beauté dans la succession des mouvements. Le plaisir de se sentir vivre, bercé par le tumulte d’une foule rassemblée, alors que les corps de milliers d’inconnus se percutent mollement autour de soi.
Si je le pouvais, mon legs serait culturel, ça va de soi. Ce serait un urgent désir, critique et inassouvissable. Une perpétuelle insatisfaction qui pousserait à toujours chercher, à toujours goûter, à toujours toucher. Il serait de silence autant que de mots, d’absence autant que de conscience. Il serait l’écho d’une quête sans fin, le trajet d’une errance.
En fait, ils prendront bien ce qu’ils veulent parmi ces mots que je leur lègue. Et c’est là justement ce qu’il y a de plus beau.
Au cours des prochaines semaines, j’aurai la chance d’accompagner mon deuxième fils dans son apprentissage de la frustration, de la faim, de la peur et de la colère. Pendant ce temps, tandis que je chérirai mes deux petits hommes, une armée de pigistes – présentement au garde-à-vous – joindront leurs mots aux miens. Je vous souhaite autant de plaisir à les lire qu’ils en auront à couvrir la vie culturelle de notre région – et que j’en aurai à réapprendre la vie, encore une fois.