Pour une littérature-monde : Vive ze Francophone World Book!
Gallimard publie cet été un recueil de plaidoiries de grands auteurs francophones pour une littérature-monde de langue française. Jacques Godbout et Dany Laferrière y ont participé. Leurs points de vue.
Une littérature-monde en français, est-ce un projet réaliste ou totalement chimérique?
Jacques Godbout: "À mon avis, il y a trois visions d’une littérature-monde en français: celle des Français, qui, l’esprit plus libéral que jadis, voudraient que l’on cesse d’exclure ceux qui écrivent dans la langue française en dehors de l’Hexagone; celle des auteurs des pays en voie de développement en Afrique, aux Caraïbes… qui voudraient voir dans cette démarche l’occasion de s’insérer dans la littérature française; et celle des Belges et des Québécois, qui voudraient bien voir leurs livres reconnus en France mais qui appartiennent déjà à des littératures nationales.
Je crois qu’une littérature-monde est un thème bidon. C’est comme un portemanteau sur lequel on peut mettre n’importe quoi. Je voudrais qu’on parle plutôt d’une littérature franco-monde, qui regrouperait les littératures franco-française, franco-québécoise, franco-belge, franco-haïtienne… Il faut que l’on reconnaisse que ce qui nous réunit, c’est la langue française et non pas le monde.."
Dany Laferrière: "La France s’est réveillée tout à coup pour préconiser une littérature-monde de langue française. Dans le Tiers-Monde, en Afrique, dans les Caraïbes… beaucoup plus qu’au Québec, en Suisse ou en Belgique, ça fait longtemps qu’on frappe à la porte. Il y a aujourd’hui un monde littéraire francophone à deux étages. Les écrivains francophones non français étaient dans le sous-sol. Ils ont l’impression d’être dans une affaire de sous-traitance. C’est d’abord une question de dignité. Mais ne soyons pas naïfs. Ce n’est pas avec un coup de baguette magique que les écrivains francophones vont devenir des écrivains du monde."
Les milieux littéraires français ont toujours été très réfractaires à l’idée d’une littérature-monde de langue française. Cette aversion a-t-elle pénalisé les écrivains québécois et des autres pays francophones?
Jacques Godbout: "Je pense que c’est un problème plus économique qu’idéologique. Nous avons affaire à des éditeurs français, qui sont tous, ou à peu près, parisiens, qui voient la Francophonie, c’est-à-dire les pays de langue française, comme un marché où ils peuvent diffuser leurs livres, c’est-à-dire les livres de la littérature française classique ou contemporaine. Il y a une quarantaine d’années, lors d’une visite au Québec, Hervé Bazin avait engueulé les écrivains québécois qu’il avait rencontrés. Il nous avait dit sans ambages: "Si vous vous mettez à publier beaucoup de livres, où est-ce que je vais vendre les miens?" Il y a vraiment une question de marché qui joue. Le monde de l’édition québécoise a considérablement évolué ces 40 dernières années. Aujourd’hui, les livres édités au Québec d’auteurs québécois, canadiens-français ou de langue française, peu importe d’où ils viennent, ont grignoté peu à peu l’espace qu’occupaient beaucoup de livres français. À roman égal, les Québécois vont acheter un roman québécois et les Français achèteront un roman français. C’est à la fois un problème de perception nationale et de marché."
Comment se positionnera la littérature québécoise dans une littérature-monde de langue française?
Dany Laferrière: "Depuis les années 70, le nombre d’écrivains québécois a augmenté de 100 %. Ces 25 dernières années, les maisons d’édition québécoises se sont multipliées et ont connu un grand essor. Quand vous vivez dans un endroit un peu clos, à un moment donné, vous finissez par avoir un sentiment paranoïaque, vous vous repliez sur vous-même et vous produisez une littérature autocentrée. Mais la question de la diffusion de la littérature n’a rien à voir avec la littérature locale d’un pays. Il suffit qu’à un moment donné, une société commence à devenir plus riche et à vouloir s’ouvrir plus largement sur le monde pour que les livres de ses écrivains soient traduits dans d’autres pays. C’est ce qui est arrivé au Québec. L’écrivain qui paraît le plus local au Québec, c’est Victor-Lévy Beaulieu. Pourtant, il est l’écrivain québécois le plus universel. Il s’intéresse beaucoup à Joyce, à Kerouac, à Melville, à Hugo… Et, en même temps, il est l’écrivain de la terre. Pour moi, Victor-Lévy Beaulieu est l’un des plus grands écrivains d’Amérique. De très grands écrivains mondiaux vivent dans de petites villes, ce fut le cas de James Joyce. Ces écrivains-là ont une oeuvre avant d’avoir un rayonnement. Si le Québec mettait le paquet au niveau promotionnel, Victor-Lévy Beaulieu, qui a déjà une soixantaine de livres à son actif, se retrouverait sans doute sur la liste des écrivains nobélisables."
Vous êtes tous les deux très critiques en ce qui a trait au rôle que joue la Francophonie au niveau culturel et littéraire.
Jacques Godbout: "La Francophonie est avant tout une réalité politique. Elle est active au niveau universitaire, où elle contribue à établir des réseaux entre les universités des contrées francophones. Elle joue aussi un rôle dans des manifestations culturelles plus spectaculaires que celles de la littérature. Mais les écrivains et les éditeurs de langue française ont été laissés pour compte par la Francophonie institutionnelle. Le projet d’une littérature-monde en français est né en réaction au World Book, qui a vu le jour dans le cadre du Commonwealth. Mais, à la différence des Anglo-Saxons, les Français ont plutôt perpétué l’approche coloniale en acceptant de nommer "Francophonie" leur relation nouvelle avec les nations libérées. La France magnanime faisait don de sa langue aux peuples du monde, mais Paris restait le banquier de la littérature francophone."
Dany Laferrière: "La Francophonie et la littérature francophone n’ont jamais fait bon ménage. Il y a un leurre là-dedans. Les écrivains de langue française originaires des quatre coins du monde, on les a rassemblés sous le vocable "Francophonie". Pourtant, ce terme ne veut pas dire l’ensemble des pays francophones mais tout simplement une nouvelle province qui s’appelle la "Francophonie", où habitent des gens qui sont francophones. Pour la Francophonie, c’est la langue française qui est l’élément principal, celui qui unit les écrivains francophones. Ce n’est pas vrai. La langue n’est pas forcément l’élément le plus important dans la littérature. La culture, notre passé, nos souvenirs, notre mémoire sont des éléments aussi importants que la langue. Quand je lis Hemingway en français, je lis du français, mais je sais très bien que je lis un écrivain américain. C’est ce qui explique les divergences de vues existant entre certains pays du Tiers-Monde et le Québec, qui considère la langue française comme un élément fondateur, fondamental. Mais c’est un choix politique qui n’a rien à voir avec la littérature. Moi, j’ai moins de scrupules à tuer la Francophonie que Jacques Godbout. C’est normal, nous n’avons pas le même passé."
Pour une littérature-monde, sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud. Éditions Gallimard, 2007, 342 p.