Société

Desjardins : L’infranchissable fossé

Au risque de me faire des amis dont je ne veux pas, je suis bien incapable de me joindre au concert d’éloges funèbres qu’on réserve à Andrée Boucher depuis vendredi dernier. Remarquez, il s’est dit de bien belles choses à son sujet. Surtout venant de sa famille, en particulier de son mari, effacé durant toutes ces années derrière sa tornade d’épouse. Un homme qu’on devine une force tranquille, une apaisante contrepartie à l’excitation permanente de la mairesse.

Impossible de me joindre à ce concert d’éloges, disais-je, parce que je n’ai pas connu la femme dont je ne doute cependant pas une seule seconde qu’elle fut une mère et une grand-mère exemplaire, aimante, soucieuse du bien-être de ceux qu’elle chérissait. Autrement? Je ne l’ai pas côtoyée de loin non plus. Jamais travaillé avec elle, jamais allé signer de registre dans sa cour ou à l’hôtel de ville, jamais interviewé ni même croisé la dame sur sa plage que j’ai pourtant parcourue aller-retour au jogging des dizaines de fois. Impossible pour moi de témoigner de sa chaleur, de sa gentillesse, de son humanité.

En fait, tout ce que je connais d’Andrée Boucher, c’est sa manière de faire de la politique, une méthode qui, même lorsque nous partagions le même avis, me mettait hors de moi puisqu’elle impliquait presque systématiquement qu’on en fasse un grotesque théâtre devant public, de peur que le travail en coulisses ne prenne des airs de messe basse. Une sorte de confusion à propos de la transparence qui n’a pourtant pas à être un combat de coqs ou une joute oratoire pour le seul bonheur des journalistes. Et surtout pas de la démocratie-spectacle.

Voilà donc une position bien peu favorable pour m’épandre élogieusement à sa mémoire.

Cela dit, j’ai tout de même accordé deux entrevues la semaine dernière pour commenter le choc qu’a provoqué son décès, mais surtout pour parler de sa carrière. Ai-je trouvé quoi que ce soit de positif à souligner? Si on veut, deux trucs peut-être. Son intelligence politique – parfois machiavélique -, à laquelle je crois sincèrement, puisque sans elle, la mairesse ne serait jamais parvenue à ses fins. Et aussi sa rigueur dans le travail, dont je ne doute pas non plus lorsqu’elle concernait des enjeux à propos desquels Mme Boucher décrétait qu’ils étaient dignes qu’on s’y penche. Mais outre ces quelques aveux faits du bout des lèvres, disons que, au-delà de ses qualités, je comprends surtout le pourquoi de son succès. Ce qui ne recèle rien de bien positif, puisqu’il me désespère, même si au fond, il me fâche bien plus avec l’électorat qu’avec le personnage. De la même manière que le million de téléspectateurs qui regardent La Poule aux oeufs d’or chaque semaine me fâchent bien plus que La Poule aux oeufs d’or elle-même.

Fâché, vraiment? Bof, pas tant que ça. Incrédule surtout. L’impression de venir d’une autre planète quand je vois tout le monde freaker sur les taxes municipales, s’exciter devant les chicanes de politiciens sur la place publique, boire au goulot les déclarations incendiaires et s’enivrer de toutes ces choses qui, en même temps qu’elles semblent, dans leur forme, les éloigner de la douce et tranquille moiteur de leur quotidien, les y ramènent en leur causant de leur pelouse, de leurs rues, de leurs vidanges, de leur jardin, de leur auto, de leur putain de fric.

D’où l’immense et infranchissable fossé qui m’a toujours séparé du monde de la mairesse Boucher.

Cela dit, pour revenir à ce concert d’éloges, je ne sais trop quoi penser de tous ces gens qui se levaient la nuit pour la détester et qui, comme ça, à chaud, se sont surpris à lui trouver une multitude de qualités, à évoquer des souvenirs d’engueulades aux proportions homériques avec la même tendresse que s’ils se remémoraient leur voyage de noces.

Tout cela tient-il seulement du respect ou, plus âprement, de l’hypocrisie? Disons que le phénomène relève probablement de la surprise, et que plusieurs se sont soudainement trouvés peinés de perdre leur meilleure ennemie.

Comme si, en apprenant sa mort, ils s’étaient aperçus qu’ils allaient s’ennuyer de l’haïr.

COMME UNE NAUSÉE – J’étais dans ma voiture, en milieu d’après-midi, à zapper d’une émission spéciale à l’autre sur les différentes stations de radio quelques minutes après l’annonce du décès de la mairesse. À CHOI, on faisait une job pas trop pire, cuisinant très poliment une Ann Bourget qui était d’une prudence scrupuleuse, mais sans doute aussi un peu secouée, au point où on avait parfois l’impression qu’elle n’écoutait pas les questions, pourtant assez sympas et respectueuses. C’est après avoir syntonisé le 93 que j’ai finalement décidé d’éteindre la radio. Pour faire le pont vers les publicités, on y avait concocté un insipide petit jingle larmoyant nous annonçant la mort d’Andrée Boucher, avec notes d’un piano doucereux lentement égrenées en fond sonore. Eurk.

Encore là, je vais avoir l’air d’un naïf, ou pire, d’un extraterrestre, mais la récupération médiatique de la mort par les médias ne cesse de me sidérer. La gravité du ton et l’obséquiosité de la manière de dire tenant souvent moins du respect que d’un spectacle qui exploite le pathétique de la situation. Comme si la mort – comme l’amour, d’ailleurs – devenait un passeport pour le mauvais goût.

Je viens d’éteindre la radio lorsqu’on me rapporte que, dans un chic restaurant de la ville, quelques-uns des ennemis de la mairesse auraient commandé du champagne en apprenant sa mort. Si Pol Pot et Staline avaient claqué simultanément, on aurait compris, mais là… Pourtant, sur le coup, cela ne m’a même pas indigné. Comme si ce réflexe qui trahit la nature profonde de l’humain dans toute sa hideur ne pouvait plus, lui, me surprendre.

J’en étais à ces réflexions quand, en fin d’après-midi, après avoir terminé le dernier roman de Jay McInerney, La Belle Vie, j’ai succombé à une immense vague de tristesse. Un malaise soudain qui n’avait rien à voir avec la mort de la mairesse qui, comme telle, et au risque de passer pour insensible, ne m’a quand même pas consterné. Enfin, pas vraiment au-delà d’une pensée pour ses proches.

Non, en fait, je méditais sur la fin de ce roman, implacable, un impitoyable cul-de-sac de l’amour dans un monde de convenances. J’ai laissé mon esprit dériver vers la récupération médiatique de la mort, je repensais à l’indécence de ces gens qui commandaient du champagne après le lunch pour fêter ça, et je me suis soudainement senti indisposé.

Avec, comme l’écrit Fernando Pessoa, la douceur douloureuse qui monte en moi comme une nausée.

Comme une naissante envie de vomir, mais en esprit…