Entrevue avec Julius Grey sur les accommodements raisonnables : L’erreur du multiculturalisme
Alors que la commission Bouchard-Taylor débute ses travaux, un ouvrage collectif sur les accommodements raisonnables paraît. Le réputé avocat Julius Grey y a participé. Rencontre.
Vous considérez les accommodements raisonnables comme un atout social et pas comme une tare.
Julius Grey: Dans sa pièce Murder in the Cathedral, le poète et dramaturge T. S. Eliot dit que "la plus grande tentation d’un homme, c’est de faire la bonne chose pour la mauvaise raison". Je pense que ceux qui veulent au Québec des accommodements veulent faire la bonne chose pour la mauvaise raison, en l’occurrence perpétuer le multiculturalisme. Quant à ceux qui veulent prohiber les accommodements, ils vont faire la mauvaise chose pour de très bons motifs. Mais ces derniers ne comprennent pas que c’est plutôt l’accommodement qui assimile, qui intègre. Je suis favorable aux accommodements pour des raisons républicaines. Je pense que l’accommodement permet à un individu qui porte une kippa, un foulard – et non un voile, car il est difficile d’imaginer l’intégration sociale d’une femme sans visage – ou un kirpan d’accéder aux institutions publiques, aux écoles, aux universités, aux hôpitaux, à la fonction publique, aux tribunaux… et donc de s’assimiler. Je fais le pari que sur dix personnes qui demandent aujourd’hui des accommodements, neuf sur dix auront des enfants qui diront demain: "Je n’ai plus besoin d’accommodements pour pouvoir vivre pleinement dans la société québécoise." L’accommodement devient déraisonnable s’il empêche l’intégration.
Donc, selon vous, s’opposer aux accommodements raisonnables, c’est favoriser la ghettoïsation des groupes minoritaires dans la société québécoise.
Oui. Les institutions séparées telles que les écoles, les tribunaux et les hôpitaux ethniques ou religieux sont à éviter. On se targue de vouloir empêcher la ghettoïsation, pourtant, on prend des mesures qui au contraire créent un sentiment d’exclusion chez les immigrants. Par contre, permettre le port d’une kippa, d’un kirpan ou d’un foulard pour qu’un citoyen se sente à l’aise dans les institutions communes est non seulement souhaitable d’un point de vue humain, mais cela crée un nouvel outil d’intégration doux et de loin plus efficace que le républicanisme "farouche". En effet, les immigrants, qui sont un groupe vulnérable, anxieux, et qui ont parfois vécu une transition brutale de la société d’origine vers la société d’accueil, accepteront plus facilement la culture d’une société qui leur concède certains repères auxquels ils sont habitués. Je crois que l’accommodement qui amoindrit l’amertume et le sentiment d’être un martyr assimile.
D’après vous, c’est le multiculturalisme canadien qui a exacerbé au Québec le débat sur les accommodements raisonnables.
Absolument. Le multiculturalisme canadien s’est avéré un grand échec. Pierre-Elliott Trudeau l’a mis en vigueur au début des années 70, car il devait absolument trouver un peu d’appui dans l’ouest du Canada pour un bilinguisme intégral. Il savait que s’il ne faisait pas ça, le Québec partait de la confédération canadienne. Depuis le début, le fédéralisme version Trudeau a été une erreur. À mon avis, aucune société n’a réussi à pratiquer un système de multiculturalisme sans dégénérer tôt ou tard dans des conflits permanents. L’Espagne du Moyen Âge, où les musulmans, les chrétiens et les juifs ont vécu ensemble mais se sont jamais mêlés, ainsi que les sociétés balkanes illustrent éloquemment l’impossibilité de maintenir une harmonie si les groupes gardent leurs qualités distinctes d’une génération à l’autre. La notion de multiculturalisme est erronée parce qu’elle réduit les possibilités pour un individu. Les groupes communautaires ou religieux, qui exigent de leurs fidèles un conformisme, limitent la liberté d’un individu. Par contre, beaucoup de sociétés ont pu intégrer des groupes disparates et les fondre dans une nouvelle identité. Toutes les nations modernes, y compris l’Angleterre et la France, sont le produit du mélange et du métissage. L’accommodement n’a généralement pas nui à ce processus, à condition bien sûr de ne pas dépasser les limites du bon sens.
Êtes-vous favorable à l’examen du cas par cas, comme le demandent aujourd’hui la majorité des groupes communautaires ou religieux?
Oui. Il faudra déterminer ce qui est raisonnable en termes de pratiques d’accommodements. Tout ne peut pas être permis. Par exemple, on ne peut pas accepter qu’un individu nous dise: "Dans ma religion, il y a 300 jours fériés par année, donc je ne peux travailler que 65 jours durant l’année!" Il faudra dans chaque cas déterminer si l’accommodement en question est trop onéreux et s’assurer que celui-ci ne ghettoïse pas et ne crée pas des victimes innocentes au sein d’un groupe. Par exemple, dans l’arrêt Jones, la Cour suprême du Canada a refusé à un groupuscule intégriste de soustraire leurs enfants à l’enseignement de la science. La société a l’obligation de rendre accessible à tous les enfants les avantages et les bénéfices de la culture majoritaire. L’appartenance à un groupe religieux ou ethnique doit être un choix personnel exercé par les adultes et non pas une obligation imposée par les groupes à leurs membres avec l’aide de l’État.
Pourquoi êtes-vous si réfractaire à ce que l’on acquiesce aux demandes d’accommodements émanant de groupes communautaires ou religieux?
Je recommande fortement que l’on exauce, dans la mesure du possible, les demandes d’accommodement formulées par des individus et que l’on rejette toute demande d’accommodement venant d’un groupe communautaire ou religieux. Ceux qui choisissent la vie à l’intérieur d’un groupe exercent un choix légitime qui leur est conféré par la liberté d’association, mais il s’agit d’un droit et d’un choix individuels et non collectifs. Je n’aime pas le communautarisme, je ne veux pas donner des droits à des communautés ethniques ou religieuses, mais uniquement à des individus. À cet effet, la Charte des droits et libertés du Québec demeure un instrument puissant et efficace pour protéger l’individu.
D’après vous, la polémique suscitée par les élus municipaux d’Hérouxville est un cas flagrant d’"intégrisme laïque".
Il ne faut pas faire de la laïcité une religion parce qu’à ce moment-là la laïcité devient aussi obsessive et absolue que la religion. Je tiens à mettre en garde tous ceux qui aujourd’hui au Québec sont en train de faire de la laïcité un intégrisme. Les gens d’Hérouxville se disent laïques. Ils sont pour l’égalité des femmes, des homosexuels… Moi aussi, je crois en tout cela. Mais je me souviens qu’il y a 50 ans, le même Hérouxville était peuplé de gens, dont certains sont toujours en vie, qui claironnaient que le Québec était catholique, que seul l’homme était le véritable chef de famille, que l’homosexualité, il fallait la cacher…
C’est pour empêcher l’avènement au Québec d’une religion laïque que, tout en les désapprouvant, je me bats pour que l’on permette l’expression en public des croyances religieuses. Je ne donne aucun droit à une religion collective, je ne donne des droits qu’à des individus qui disent: "J’ai un problème de conscience". C’est pour cette raison que je rappelle toujours que la Charte canadienne des droits et libertés ne parle pas seulement de la liberté de religion, mais aussi de la liberté de religion et de conscience. Moi, je mets l’accent sur la conscience.
Les principales recommandations qui seront faites par la Commission Bouchard-Taylor seront-elles mises en application par le gouvernement québécois ou risquent-elles de moisir sur les tablettes d’officines gouvernementales?
Le Québec est actuellement quelque peu instable politiquement. La prochaine élection sera une chose complètement inconnue et inouïe dans l’histoire du Québec. Il y a trois partis politiques qui peuvent raisonnablement espérer prendre le pouvoir. Ils seront donc très prudents sur la question des accommodements raisonnables, tout du moins jusqu’au prochain scrutin électoral. Je pense que jusque-là ce sera plutôt un débat regorgeant de slogans creux dans lequel nos politiciens vont essayer d’utiliser un langage neutre pour ne pas se faire accuser de racisme ou de capitulation en abandonnant la culture traditionnelle des Québécois. Jusqu’aux prochaines élections, les politiciens québécois vont s’engager dans un slalom assez étroit parsemé d’écueils.
Les accommodements raisonnables: quoi, comment, jusqu’où? Des outils pour tous, publié sous la direction de Myriam Jézéquel, Éd. Yvon Blais (une société Thomson), 2007, 390 p.