Philippe Bensimon : La toile pornographique
Société

Philippe Bensimon : La toile pornographique

Le criminologue Philippe Bensimon analyse les effets ravageurs de la pornographie sur Internet, notamment auprès des jeunes, dans un livre-choc très troublant.

Pourquoi avez-vous consacré un livre au phénomène de la pornographie?

"Je me suis toujours questionné sur tout ce qui est apparence, faux, mensonge, illusion. La pornographie est d’abord et avant tout quelque chose d’entièrement faux. C’est une représentation de l’intimité sexuelle, mais très objectale puisque l’emphase est entièrement mise sur un gros plan pénien où on ne voit jamais les visages. Des millions de pénis que l’on voit sans le visage du propriétaire permettent, en effet, à des centaines de millions d’hommes à travers le monde de s’identifier avec l’image qu’ils vont voir, contrairement à la femme, ou à l’enfant, dont le visage est omniprésent. Il n’y a pas de caisse de retraite pour ces centaines de milliers de femmes et d’enfants dont le silence est imprimé à jamais sur l’immense toile du Web. Pourtant, nous parlons d’une industrie gigantesque de plus de 12,5 milliards de dollars US par an, fabriquée et administrée presque exclusivement par le crime organisé à l’échelle planétaire, dont le principal but est d’assouvir une satisfaction bien éphémère: la masturbation de l’homme. Car, ne nous le cachons pas, toutes ces horreurs nées de la pauvreté et des inégalités sociales monnayées par carte bancaire ont un seul et unique objectif: deux centimètres cube de sperme en solo! La pornographie est un fléau, une tare, pire que la prostitution, parce que la prostitution ne s’adresse pas à tout le monde; elle est localisée, alors que la pornographie pénètre dans chaque foyer où il y a un ordinateur."

La pornographie connaît un essor vertigineux grâce à l’Internet.

"Mon livre ne traite que de la pornographie sur les sites Web. Depuis l’invasion de l’Internet, la pornographie est tombée en chute libre d’environ 60 % pour tout ce qui est magazines, DVD, cassettes vidéos… Même la littérature érotique périclite. Là où il y a des ordinateurs, il y a de la pornographie. Pour 43 % des internautes dans le monde, le premier intérêt du Net, c’est la pornographie. Chaque année, il y a environ quatre millions de nouveaux abonnés sur le Net. Combien parmi ce nombre, combien d’hommes, trouveront une porte de sortie à leur crise identitaire? La force de la pornographie dans les sites Web: elle est sans limites, d’un prix dérisoire, elle peut être regardée à toute heure du jour ou de la nuit dans la plus stricte intimité et avec un choix infini de personnes, c’est-à-dire des millions de femmes et d’enfants. Il y a aujourd’hui plus de 800 millions de pages pornographiques dans le monde."

La pornographie sur le Web a un impact très délétère sur les jeunes…

"Absolument. Les préadolescents ou les adolescents qui visionnent des films pornographiques, qu’est-ce qu’ils voient? Un homme, une femme et, au bout de deux minutes, une fellation. Ils s’imaginent que c’est ça la réalité sexuelle. Résultat: c’est la précocité sexuelle et tout ce qui s’aligne avec, c’est-à-dire les maladies vénériennes, les grossesses non désirées, une accoutumance à la violence… Quand on s’habitue à voir des images de violence, pornographiques ou non, où la femme et l’enfant se font éjaculer dessus ou se font abattre à coups de pistolet, on devient complètement insensible au devenir de l’Autre. Un peu partout, là où il y a des écrans d’ordinateur, plusieurs faits divers, que je relate dans mon livre, témoignent des risques que peuvent encourir des mineurs à la suite de contacts établis par courrier électronique. Un enfant sur cinq, âgés de 10 à 17 ans, a déjà été sollicité sexuellement via Internet."

Y a-t-il une corrélation entre la pornographie sur le Web et la pédophilie?

"La pornographie ne fabrique pas l’agresseur sexuel. Toutes les recherches faites en sciences sociales sur le comportement ou les attitudes de l’être humain n’ont jamais pu établir de causalité directe entre la pornographie et la pédophilie, tout du moins pour le moment. Il y a certaines corrélations, mais pas de causalité. La pornographie ne cause pas les agressions sexuelles. Par contre, les images pornographiques vont nourrir l’imagination de l’agresseur réel, potentiel ou à l’état latent, selon les opportunités et les occasions qui vont se présenter à lui. Il y a une gradation de l’image. La plupart des gens vont commencer par une image dite soft porn, mais ne resteront pas longtemps sur ce type d’image, parce que tous les sites pornographiques offrent divers contenus amenant la personne vers des images extrêmes, qui répondent aux attentes les plus obscures et les moins contrôlées de l’homme."

Cette explosion pornographique n’est-elle pas un symptôme du malaise qui sévit dans nos sociétés individualistes et matérialistes, où des myriades d’hommes se sentent de plus en plus seuls et marginalisés?

"Un homme qui aime son épouse n’ira pas sur des sites pornographiques, parce que cette pornographie ne répond pas au désir de la conjointe, de l’épouse ou de la petite amie. La pornographie répond à un plaisir tout à fait individualiste de l’homme. Certains esprits, ardents défenseurs de la liberté d’expression, argueront le contraire et diront que la pornographie peut servir de stimulation à leurs ébats sexuels, peut-être, mais à moins d’être contorsionniste, la pornographie à l’ère des sites Web ne facilite guère la présence à deux devant un écran d’ordinateur. Tout visionnement d’images pornographiques, n’en déplaise aux centaines de millions de surfeurs de par le monde, n’a pour seule finalité que celle de donner accès à des images vouées à la masturbation. Quand on s’aime en tant qu’être humain, la pornographie n’a pas de place. Mais est-ce que les gens s’aiment aujourd’hui? Ça, c’est une autre question!"

Existe-t-il des lois sévères pour endiguer le phénomène de la pédopornographie?

"Ce livre, je l’ai écrit comme un acte de déposition face à un constat sans retour: le phénomène de la pornographie sur l’Internet va aller en augmentant. Vouloir se battre contre quelque chose qui est déjà bien établi est une illusion. La seule chose qui est interdite actuellement dans certains pays, c’est la pédopornographie, mais, malheureusement, ce n’est qu’une question de temps. D’ici quatre ou cinq ans, la pédopornographie sera parfaitement légale. Elle est déjà légale dans un bon nombre de pays, dont le Japon. Il y a seulement cinq ou six pays qui ont des lois très définies pour lutter contre la pornographie juvénile. Au Canada, il y a des zones sombres. Aux États-Unis, tout ce qui est représentation explicite de scènes sexuelles mettant en scène des enfants, mais de façon virtuelle, des images de synthèse, est parfaitement légal. Dans ce domaine-là, l’avenir est plutôt morose. Seule une baisse de la demande aura un effet sur cette invasion qui n’a rien à voir avec la sexualité entre êtres humains."

(1) Pénis sans visage. Le fléau mondial de la pornographie de Philippe Bensimon, Éditions du Méridien, 2007, 173 p.