Société

Desjardins : Des bulles

Janie est assise au fond de "la" 800, sur un de ces sièges qui longent la carlingue de l’autobus. De là, elle peut embrasser du regard l’intérieur du véhicule ou laisser son esprit divaguer tandis que défile à toute allure le paysage urbain.

Dehors, l’été s’accroche avec la détermination que commande le désespoir d’une fin trop proche.

Brutalement tirée de sa rêverie, Janie retire les écouteurs plantés dans ses oreilles et prend quelques secondes pour rajuster son esprit au réel afin de répondre à la mitraille de questions. Quel est son nom? Son âge? Son travail? Ce qu’elle écoute, et sur quel support technologique?

Elle est la première d’une longue série. Des heures passées dans le bus à interviewer ceux qui s’isolent volontairement dans l’inévitable promiscuité des transports en commun en écoutant de la musique.

Plus qu’une simple recension de la playlist des mélomanes du bus, l’exercice en est un de réflexion collective, cherchant le discours commun qui se dégagerait au fil des conversations afin d’inhaler goulûment une bouffée de l’air du temps. Avec la multiplication des baladeurs numériques, l’explosion du téléchargement, illégal ou non, si l’industrie de la musique souffre au point de parfois donner l’impression d’agoniser, la musique, elle, s’est emparée d’un territoire grandissant dans la vie en société. Combien de gens avez-vous croisés, ces derniers temps, à l’épicerie, à la pharmacie, dans la rue, à vélo, les écouteurs fichés dans les oreilles, affirmant ainsi leur coupure d’avec le monde? Le phénomène n’est pas récent, apparu avec le walkman dans les années 80. Mais la démocratisation d’une technologie permettant un stockage monstrueux dans un objet minuscule, ajoutée aux possibilités d’une musique souvent gratuite, a considérablement changé la donne.

La techno au service de la musique ou d’un individualisme exacerbé au possible? On y reviendra.

Pour l’instant, Janie, 34 ans, employée dans une centrale téléphonique, me montre timidement son tout nouveau iPod de 30 gigaoctets. L’écran indique qu’une chanson de Mes Aïeux y spinne en ce moment. Hier, c’était Paul Piché. Janie n’écoute que du québécois. Chansons qu’elle se passe évidemment pour tuer le temps entre son domicile d’Orsainville et son lieu de travail. Mais aussi, confie-t-elle, pour meubler une absence qui l’oppresse parfois dans son travail où, au téléphone, elle doit composer chaque jour avec de longues plages d’attente qui se font dans le silence.

La musique comme un ballon à l’air chaud, qui permet de prendre de l’altitude tandis que l’abrutissant quotidien, lui, nous plaque les épaules au sol. Sans pitié.

À l’autre bout du même siège, Jules semble n’avoir rien remarqué de notre conversation. C’est Fatboy Slim qui s’exécute dans son iPod nano, confie cet étudiant en histoire à Laval. Ses autres favoris du moment? Feist, Islands, Blonde Redhead, Clap Your Hands Say Yeah, téléchargés illégalement. Ce qui n’entache pas sa passion, à l’en croire, lui qui admet écouter de la musique en permanence, en faire une trame sonore pour sa vie.

Selon Jules, le baladeur (numérique ou pas) n’est qu’un symptôme de plus de notre individualisme. "Je ne parlerais pas plus aux autres si je n’en avais pas", soutient-il.

Colombe en profite pour intervenir. Assise à côté, elle nous écoute depuis tout à l’heure. "Quand je vivais à Montréal, j’essayais souvent d’engager la conversation avec les gens dans le métro, et tu serais surpris de voir à quel point, en général, ils sont contents de parler à quelqu’un", raconte cette étudiante en agronomie. "Pourquoi je faisais ça? Pour péter la bulle des gens, tiens."

Alain Souchon a justement dit des chansons qu’elles sont des bulles de savon. Par là, il cherchait à souligner leur caractère dérisoire, éphémère. Leur légèreté. Nous voilà donc en suspension dans l’espace, nous aussi, enfermés dans ces petites bulles de savon que nous produisons au moyen de merveilleux bidules. Une bulle autour de la bulle. Un écran supplémentaire à la socialisation que nous ne pratiquons déjà que lorsque nous y sommes contraints. Comme si nos regards fermés ne suffisaient pas. "On s’en câlisse des autres. C’est plate, mais c’est comme ça", me dira Vincent, pourtant fort aimable, avant de reprendre l’écoute de son disque de Jamiroquai.

Des bulles, disais-je, et moi qui suis là, dans l’autobus, à les péter une à une.

Jennifer, qui écoute Mika dans son iPod shuffle. Simon, du Arcade Fire dans son nano. Eric, du Anouar Brahem (un oudiste) dans un lecteur de CD qui lit les MP3. Frédérique, Be Easy de Massari, dont elle a téléchargé le disque illégalement sur LimeWire avant de le faire glisser dans la mémoire de son nano. Mylène, du Céline Dion dans son Lyra de RCA. Simon, du Casualties dans son discman. Anaïs, du Mia dans son discman, elle aussi, parce qu’elle préfère écouter des albums au complet.

Je me cale dans un siège, seul, me disant qu’il me faudra bien deux chroniques pour ne serait-ce que gratter la surface du sujet. Je pense à Colombe qui me racontait la joie des autres de rompre avec leur solitude, de pouvoir parler à des inconnus. À Jules, surpris de cette déclaration, lui qui croyait que cela les irriterait, au contraire. Cette impression renouvelée, toujours exaspérante, que nos conventions sociales sont en parfaite contradiction avec nos aspirations, nos besoins, et que cela explique les lignes ouvertes, les blogues personnels, les psys qui font des affaires d’or. Le besoin de parler, avec personne pour écouter.

À mon tour, je sors mon iPod de mes poches, enfonce les écouteurs dans mes oreilles. Joseph Arthur chante: "Don’t give up on people". J’essaie, bonhomme, si tu savais comme j’essaie.

Dans l’allée, une grande blonde frisée dévore un coeur de pomme comme si sa vie en dépendait. Devant elle, une amie? une collègue? Elles discutent. L’impression d’avoir affaire à une anomalie ou un anachronisme tandis que "la" 800 déboule vers place D’Youville en rebondissant sur les cahots.

Prochain épisode: éthique du téléchargement, la valeur qu’on accorde réellement à la musique et le baladeur numérique comme simple élément de conformisme social.