C’est l’histoire d’un homme qui était en froid avec la lecture. Qui voyait se construire un rempart de livres sur sa table de chevet, muraille inutile au flanc d’un sommeil qui ne demandait aucune protection. Les livres s’amoncelaient, leur organisation soumise au chaos du hasard, plutôt encombrants que libérateurs.
C’est l’histoire d’un homme qui, au sortir de l’école, au moment de classer ses livres dans une bibliothèque murale, avait compris qu’au fond, il n’avait jamais vraiment lu que par obligation. Oh, il y avait bien eu quelques amours de passage, ici et là. Surtout beaucoup de désir refoulé.
Il se revoit, les doigts courant dans la poussière des bouquineries, surveillé du coin de l’oeil par les brocanteurs de toutes les littératures, prêts à le charger de leurs conseils éclairés… L’homme était reparti si souvent avec, sous le bras, une kyrielle d’aventures qu’il ne vivrait jamais vraiment…
Dans sa bibliothèque, l’homme avait retrouvé toutes ces inconnues, abandonnées parmi celles qui lui avaient été obligées. Défaites, elles patientaient en attendant d’être peut-être les prochaines élues dans ce harem littéraire presque jamais consommé. Autant d’amorces s’épuisant, autant d’aventures avortées, autant de coïts interrompus, les doigts toujours crispés hors des couvertures.
On a beau dire que le désir est un moteur, qu’il est en soi une expérience des plus stimulantes… Son aboutissement vient à manquer lorsqu’il est chaque fois refoulé. Aussi l’homme avait-il décidé de mettre fin à cette abstinence, ne serait-ce que pour comprendre ce qui avait pu cristalliser autant ce différend qui l’avait séparé de toute lecture.
"Qu’y a-t-il de si rebutant au fait de plonger dans l’imaginaire d’un auteur? Il suffit de prendre le temps." Du coup, un livre ouvert au hasard, il se laissa happer.
Je ne ferai pas l’apologie de la lecture. Cet homme trop souvent déçu qui peinait à se laisser acoquiner par la lecture, c’est à peu près moi. Il ne faut pas croire que je ne lis pas. Seulement, j’ai toujours cette impression de lire trop peu.
Ce n’est pas une question de paresse. J’aime PRENDRE LE TEMPS de découvrir ce qu’on appelle "les belles choses". Pas question de comptabiliser chaque minute de mon temps. En fait, je n’ai l’impression de vraiment profiter de la vie que lorsque je fais ce qui est vain. De toute façon, je voudrais bien qu’on me justifie l’utilité même d’une seule chose au monde.
Pour moi, le problème avec la lecture, ce n’est donc pas qu’elle prenne trop de temps ni qu’elle soit vaine. En fait, le livre a des avantages indéniables. De façon plus prononcée que les autres arts, il appelle la critique; puisqu’il est un objet manipulable, il facilite le viol de sa linéarité. Même sans réduire la portée de l’expérience de lecture, il est facile de relire un passage particulièrement bien écrit – voire plusieurs fois -; de replonger dans l’écho du premier chapitre; de profaner le secret de ses dernières pages pour mieux saisir l’élaboration de son intrigue… Mon péché mignon, c’est d’arrêter ma lecture après l’introduction d’un nouveau personnage. Question de prendre le temps de lui donner de la substance, de l’inventer à mon tour, quitte à me tromper sur son compte. Difficile de faire tout ça avec un film sans en ruiner totalement l’appréciation.
Alors?
C’est en refermant le dernier roman que j’ai lu que j’ai compris ce qui n’allait pas. Ce qui m’indispose dans l’acte de lecture, c’est la totale impossibilité du partage. Danielle Dubé et Yvon Paré arguaient, lors d’une récente causerie qui avait lieu à l’illustre buvette de Saint-Henri-de-Taillon, qu’"on ne peut jamais écrire que complètement seul". Force est d’admettre qu’on ne peut jamais lire que dans l’étanchéité de la même solitude. Le livre n’a pas de durée intrinsèque. Le temps de la lecture est en fait celui du lecteur, dont il use à sa guise, l’étirant, le détournant ou le malmenant au gré de son quotidien ou de sa propre volonté. Contrairement au film, à la pièce de théâtre ou aux oeuvres d’art, qui permettent une expérience simultanée de deux individus, la lecture, invariablement, ISOLE.
Ce que je redoute invariablement lors de mes lectures, c’est l’APRÈS. Lorsque la quatrième de couverture est enfin retournée, et qu’il y aurait tant à dire: un personnage particulièrement savoureux, un chapitre morose, une écriture mécanique ou une envolée poétique…
Chacun des livres qui s’imbrique sur les rayons de ma bibliothèque est une nouvelle pierre qui m’emmure, qui m’isole du monde même qu’il tente d’éclairer. C’est de là que vient cette chicane entre la lecture et moi.
Mais contrairement à ce que pensent la majorité des gens, la chicane, ce n’est pas uniquement ce qui divise. C’est aussi un rapprochement entre des montagnes pourtant essentiellement vouées à la séparation.