Société

Desjardins : Une forteresse de solitude

"Il manque quelque chose", m’écrit Marie-Ève à propos de la première partie de ce diptyque de chroniques, entamé la semaine dernière, sur la multiplication des baladeurs numériques dans les lieux publics. Et la voilà qui m’explique que si elle s’injecte la musique directement dans le canal auditif, ce n’est pas pour se couper des autres, mais afin d’éviter les agressions de la vie urbaine. L’insoutenable muzak des commerces, le bruit permanent.

Ça tombe bien, Marie-Ève, j’y venais, justement, à cette agression. Mais avant, si tu permets, revenons brièvement sur l’épisode précédent.

Nous sommes toujours ce même vendredi où l’été et l’automne se confondent. L’un tarde à quitter, l’autre semble plus ou moins pressé de s’imposer. J’ai quitté le parcours du Métrobus, et comme dans la nouvelle de Charles Bolduc, je mate "les filles au fond de la 7".

Le soleil plombe, ses tentacules dorés plongent par les fenêtres béantes, faisant de nos vêtements des habits de lumière. Je suis là, depuis quelques heures maintenant, à pénétrer la bulle des passagers qui se réfugient derrière des baladeurs souvent invisibles. Je les sonde: Qu’est-ce que t’écoutes? Pourquoi tu te déplogues ainsi de ton environnement? Où prends-tu ta musique?

Toutes sortes de gens, toutes sortes de réponses. Mais quand même, des éléments communs dans le discours qui permettent de dessiner au moins quelques pistes de réflexion. D’abord en ce qui concerne le téléchargement illégal. À ce sujet, une constatation s’impose: les campagnes de sensibilisation n’ont rien donné. Ou si peu.

Cas type: Anaïs avoue télécharger beaucoup de chansons, mais elle se procure légalement ce qu’elle aime vraiment, ou ce qui, dans son acception de la musique, mérite son fric. Pascale Picard, j’ai acheté son disque, explique-t-elle, parce que c’est local, ce n’est pas gros comme The Killers ou Renaud, par exemple.

En quelques secondes, elle résume l’esprit – pas toujours cohérent – du phénomène, et peut-être même d’une génération: fuck la business, fuck les multinationales et les grandes vedettes millionnaires. La jeunesse technoïde a l’éthique élastique en ce qui concerne la musique, consciente qu’il s’agit d’art, mais aussi d’un produit de consommation qu’elle peut voler en toute quiétude.

Cela donne l’illusion de faire ses propres choix, d’être en marge, rebelle, d’emmerder l’establishment. Pourtant, quand on demande aux gens ce qu’ils écoutent, on perçoit là un indéniable conformisme. Une palette plutôt restreinte de stéréotypes qui dictent des goûts musicaux idoines. Comme pour les vêtements. Même chose avec le choix du support technologique: marketé comme un symbole d’affirmation de son individualité, de sa liberté, ce iPod qui domine outrageusement le marché n’est pas sans rappeler la boutade de l’artiste anglais Banksy: I want to be a non-conformist, just like everybody else.

Et après? Après, il reste quand même la musique, non? Mais une musique qu’on écoute dans un geste de repli sur soi, une posture presque antisociale.

Je pose donc une dernière question à ce sujet: et si, au-delà de toute autre considération, ce geste était devenu essentiel, tenant du réflexe de survie dans l’agression permanente que constituent les bruits de la ville?

Marie-Ève, dont je vous parlais plus haut, y répond simplement, mais avec une indiscutable justesse.

"Je suis auditive, écrit-elle, je vis dans un univers de sons, et pour moi des endroits tels que le boulevard René-Lévesque, le Provigo, Place Laurier sont autant de lieux de déprime sonore, soit parce qu’on n’y entend que des moteurs ou bien des chansons de Garou, ou pire, des versions synthétiseur des plus grands hits de Simon et Garfunkel. Avec d’la fausse flûte de pan. […] Non, je ne sens pas que la musique m’isole, seulement qu’elle modifie ma perception du monde. Elle adoucit ma disposition. Elle me fait regarder et apprécier de petits détails auxquels je n’aurais peut-être pas prêté attention dans un univers sonore agressant (ou exaspérant)."

Marie-Ève met ici le pied dans le domaine du mélomane, qui est aussi le mien. Je veux dire par là que, pour cette race d’utilisateurs dont je suis, le iPod est un outil, une manière de trimbaler la complexe déclinaison de nos humeurs sous forme auditive. Jean-Louis Murat et Emily Haines pour la déprime sensuelle, les Buzzcocks ou le Nombre pour le coup de pied au cul, Patti Smith pour la nerveuse rencontre entre le coeur et la politique, toujours et encore Dylan pour l’intimité du personnel qui renvoie à l’universel, Pavement pour le délire, Johnny Cash pour la terrifiante lucidité, le nouveau Animal Collective pour remplacer la drogue, Sufjan Stevens pour le délire amoureux…

Oui, l’expérience nous coupe du monde, mais comme l’a saisi Marie-Ève, elle nous y ramène aussi, découpant un fragment dans le paysage qu’on aurait ignoré autrement, aiguisant la pensée, le désir, l’envie, gommant certaines des petites horreurs qui nous entourent. Les plus beaux moments de réflexion, les plus profondes angoisses, les plus purs moments de désespoir, les plus réjouissantes illuminations, je les ai vécus dans l’autobus, dans ma voiture, en marchant, en joggant, les écouteurs dans les oreilles, la musique tel un catalyseur de la pensée, un corridor lisse, sans entraves. Comme cette forteresse de solitude dans laquelle se réfugie le personnage de Superman pour faire le point.

Vous vous rappelez Vincent? C’est lui qui, dans le premier épisode de cette chronique, exprimait notre désintérêt généralisé pour l’existence de l’autre. S’étant replié derrière son mur de musique au terme de mon interrogatoire, il a à nouveau retiré ses écouteurs au bout de quelques secondes.

Tsé, je suis pogné ici, m’a-t-il lancé en jetant autour de lui un regard déçu, presque dégoûté. Au moins avec la musique, je vis un peu. Mais en dedans.