Des relents d’encens se dissipent encore à Saguenay alors que la Commission Bouchard-Taylor continue sa visite dans une autre région. Tu as cette impression étrange d’un décalage, comme si le temps s’était replié, portefeuille tragique qui t’aurait flanqué les années 50 dans le derrière de la tête.
Contre-Révolution tranquille. Déjà la noirceur pogne.
Naguère, ton grand-père maternel tenait le magasin général, dans un petit village de quelques centaines d’âmes. Au coeur du village, le commerce offrait aux badauds un espace neutre où des joutes oratoires ne manquaient pas de se produire. On t’a raconté que le grand-père écoutait les gens parler, mais ne se prononçait jamais sur les sujets de la religion et de la politique. Comme si pour lui, il s’était agi de sujets tellement intimes qu’il faille les garder pour soi. Des sujets qui ne se donnent pas en spectacle. Car de toute façon, n’est-ce pas, même le plus bavard des paroissiens se retrouve seul dans l’isoloir au jour du vote, et même seul devant Dieu, si ça se trouve, au moment de la prière.
Évidemment, le grand-père avait un devoir de réserve lié au commerce. Mais tout de même, c’est une attitude que tu as toujours trouvée louable, voire tout à fait chrétienne. Accepter l’autre même si ses choix diffèrent des tiens, ne pas tenter de lui imposer ton point de vue. D’autres diront que tu es d’une lignée de bonasses. Grand bien leur fasse. Vous aurez au moins évité de multiples guerres de tranchées dans la campagne retranchée d’où tu es issu.
Ta conviction est la suivante: il n’y a rien de raisonnable dans la foi. C’est pour cette raison que tu as toujours cru que la paix sociale ne pouvait passer que par la laïcité de l’État. Et tu en es encore convaincu. C’est pourquoi tu t’es toujours tu.
La Ville de Saguenay a déposé un mémoire à la Commission Bouchard-Taylor. C’est-à-dire que les élus de Saguenay ont présenté un document officiel de 89 pages censé représenter les valeurs des citoyens.
En lisant le mémoire, disponible sur le site de la Ville (www.ville.saguenay.qc.ca), tu as eu envie de prendre le mors aux dents. Pas facile de demeurer quiet devant une argumentation de la sorte. Tu y as appris, entre autres, que Saguenay "veut être en mesure de réagir devant des demandes d’accommodements formulées par des groupes "extrémistes" ou très conservateurs". Quel est le dicton, donc? Plus facile de voir la paille dans l’oeil du voisin que la poutre qu’on a dans le sien… Voilà ce qui arrive trop souvent dans les discours de ceux qui participent à la Commission Bouchard-Taylor. On voit des bombes qui explosent, des femmes meurtries, excisées, voilées, des poignards symboliques dans nos écoles… sans voir sa propre intolérance.
Voilà aussi ce qui est arrivé cette semaine à Saguenay. Quand un prétendu agent de pastorale (ce qui a été démenti avec sagesse par monseigneur Rivest) a affirmé sans ambages que le Christ doit régner sur tous les secteurs de la vie humaine, y compris la politique, il y avait de quoi se ronger les sangs.
Tu sens encore ce frisson désagréable à l’échine. Il y a de la graine de Duplessis qui pousse dans le terreau du Saguenay.
Évidemment, impossible de répondre à un document de près de 100 pages en une chronique. Pas que tu n’en aies pas eu envie. Mais tout de même…
C’est en fait un argumentaire contre la laïcité de l’État qu’est allé proposer ton maire, rien de moins. Et il n’était pas là en tant que simple citoyen. C’est LA VILLE qui a payé pour le document (jusqu’à 10 000 $, selon le procès-verbal du comité exécutif de la Ville de Saguenay du 1er mars dernier).
Peut-être ces élus aspirent-ils à un nouveau mariage entre l’Église et l’État, sincèrement convaincus des bienfaits qu’une telle réunion pourrait apporter à la société québécoise. Obnubilés par une foi qui a sans doute le mérite d’être sincère, ils auront toutefois oublié un point important: actuellement, il existe encore une rature tacite (le mémoire s’applique d’ailleurs à prouver qu’elle n’est pas légalement définie) mais franche entre les deux. C’est pourquoi il faut interroger non seulement le fait que ce soit la Ville qui ait payé pour faire valoir les valeurs dites "morales" que semblent partager nos élus, mais aussi et surtout que ce mémoire ait été déposé au nom de la ville de Saguenay et de sa population, par le maire et en tant que tel. C’est de là que sourd ton malaise.
En voulant rendre justice à une majorité catholique, les détracteurs de la laïcité de l’État oublient une chose importante: si la majorité se sent menacée, qu’en est-il de la minorité? Une nouvelle immersion du divin dans la politique, loin de régler le problème des accommodements raisonnables, ne créerait que des déchirures de plus.
Même s’il est spirituel et a besoin de croire en quelque chose pour ne pas se perdre dans le chaos, l’être humain n’est ni catholique ni même chrétien. Il ne faut pas se contenter d’être citoyen du Québec, il faut être citoyen du monde. Et pour que tout un chacun trouve sa place au Québec, il faut y être en terrain neutre. Là où chacun peut avoir son mot à dire et s’y sentir respecté. Tu aurais dû aller parler du magasin général de ton grand-père à monsieur Bouchard…